Louis VII et Aliénor

Louis VII et Aliénor

En 1 137, Louis VII avait tout ce qu’il fallait pour être le plus heureux des rois. Son autorité s’étendait de Laon à Bayonne et de l’Auvergne à l’Océan. Il était bien fait de sa personne, très aimé de tous et éperdument amoureux d’Aliénor, l’irrésistible enfant des pays d’Oc, cette fille du soleil, raffinée et cultivée, qui venait de débarquer à Paris avec ses troubadours et ses organisateurs de cours d’amour ! Jusqu’alors, à la Cour, on avait surtout goûté les plaisirs de la table, maintenant on allait connaître tous les autres… Aliénor répondait largement à l’amour de Louis. Elle ne voulait voir en lui qu’un prince digne de figurer dans les contes et légendes à la mode dans les demeures seigneuriales. Elle entendait même le mouler quelque peu, car elle avait besoin d’un homme qui l’éblouît…

Le royaume était relativement paisible, mais il fallait quand même avoir l’œil sur tout, car certains seigneurs croyaient le moment venu de relever la tête… Le sire de Lezay n’avait-il pas récemment tenté de prendre le couple royal en otage dans son donjon de Talmont ? L’entreprise n’avait été déjouée que grâce à l’abbé Suger, que Louis avait eu l’intelligence de garder près de lui… Il allait falloir, comme au temps de Louis le Gros, raser des châteaux, comme celui de Montjoie. Et puis, il y avait aussi le mouvement communal qui, en certains lieux, dépassait ses limites. Louis VII réprima impitoyablement les communes libres d’Orléans et de Poitiers. De mauvaises langues disaient que les excès de la répression étaient dictées au jeune roi par le désir d’en imposer à Aliénor, la chaude méridionale qui en demandait toujours plus…

Côté étranger ; on était à peu près tranquille. En effet depuis la mort d’Henri 1er Beauclerc (1 135), la couronne anglaise était violemment disputée entre deux prétendants : l’un était le neveu du défunt, Étienne, comte de Blois, le fils de la bouillante Adèle d’Angleterre ; l’autre était le gendre du roi défunt : Geoffroy Plantagenêt,  comte d’Anjou et du Maine, marié depuis peu à Mathilde d’Angleterre, veuve de l’empereur Henri V. Ainsi entraient dans l’Histoire ces Plantagenêt dont le royaume de France n’avait pas fini d’entendre parler ! Pour le moment, Geoffroy était un prince aimable, généreux et cultivé. On se souvient de son grand-père, Foulque le Réchin, qui se fit enlever sa femme Bertrade par Philippe 1er. Son père, Foulque le Jeune, comte d’Anjou en 1 109, avait épousé en 1 111 l’héritière du comté du Maine (dont naquit Geoffroy). Puis veuf, il partit pour la Croisade où le roi de Jérusalem, Baudouin II, le remarqua et lui donna en mariage sa fille unique Mélisandre. C’est pourquoi il était depuis 1 131 roi de Jérusalem !

Geoffroy, dit le Bel avait fait preuve de beaucoup de résignation en épousant la rude Mathilde d’Angleterre, de quinze ans son aînée. Mais quel bel héritage en perspective !

Étienne de Blois venait d’oser se proclamer roi d’Angleterre. Mathilde et Geoffroy n’étaient pas décidés à se laisser faire : guerres, tentatives d’invasion, tractations… Finalement Geoffroy réussit à prendre Rouen et à obtenir la soumission de la Normandie, tandis que Mathilde intriguait toujours sur le sol anglais. Louis VII, qui était trop heureux de voir la Normandie détachée du royaume anglais, permit à Geoffroy d’ajouter à ses titres de comte d’Anjou et du Maine, celui de duc de Normandie. En échange, celui-ci rendrait le Vexin au roi de France.

À la même époque l’empire germanique se trouvait aussi déchiré par des luttes de succession ; la monarchie française s’apercevait des bienfaits de la transmission héréditaire de la  Couronne de mâle en mâle par ordre de primogéniture…

Le prestige de Paris

En France tout allait bien. Paris brillait d’un éclat extraordinaire. Imitant la Cour, les seigneurs prenaient plaisir aux fêtes, la mode vestimentaire se modifiait et le goût se propageait pour les choses de l’amour. La reine-mère Adélaïde, veuve de Louis VI le Gros, qui n’était pourtant pas belle, décida de se remarier avec un Montmorency (!), Aliénor protégeait les troubadours, tels Bernard de Ventadour, les lettres étaient florissantes, les universités de Paris, Chartres, Orléans, Angers, attiraient les étudiants de toute l’Europe. On redécouvrait les Lettres antiques et, alors, s’engageaient de grands débats d’idées, pas toujours très orthodoxes ; c’était le temps d’Abélard, le temps des grandes passions, le temps aussi où, dans midi, germait l’hérésie cathare… Heureusement, saint Bernard était là pour crier la vérité à la face des libres-penseurs et rappeler que la culture ne donnait pas le droit de s’écarter des exigences de la foi.

Homme de paix, de justice et de grande piété, Louis VII entendait adoucir le sort des serfs, invoquant, dans une charte de 1 152, la liberté naturelle comme un décret de la divine bonté. Il faisait progresser les libertés communales, suscitant des espaces où s’exerçait la protection du roi contre les excès féodaux. Il multipliait les villes neuves, leur octroyant des franchises particulières. Tout cela engendrait une réelle prospérité.

Sa simplicité frappait les étrangers. Ainsi l’Anglais Walter Map entra un jour dans le palais ouvert à tout venant et y aborda… le roi : « À votre prince, lui dit celui-ci, il ne manque de rien : chevaux de prix, or et argent, étoffes de soie, pierres précieuses, il a tout en abondance. À la Cour de France, nous avons que du pain, du vin et de la gaieté »

Aliénor se mêlait de politique et ne voulait pas de tutelle. Hélas, l’influence de l’abbé Suger diminuait, cette trop jolie femme étant en train de devenir le mauvais génie de Louis. D’abord, elle lança le roi dans une affaire peu reluisante où il ne « marcha » que dans le but de montrer à Aliénor qu’il était un homme. Il s’agissait d’une question de nomination ecclésiastique ; elle poussait Louis à tenir tête au pape Innocent II et à refuser l’archevêque nommé à Bourges. Saint Bernard se fâcha et le pape jeta l’interdit sur le royaume. Vint se greffer là-dessus une affaire de caprice qui tourna mal : Aliénor soutenait sa sœur Pétronille d’Aquitaine, laquelle était follement éprise du sénéchal de France, Raoul, comte de Vermandois. Or, celui-ci était déjà marié avec la nièce de Thibaut, comte de Champagne, qu’il répudia pour vivre avec Pétronille ! Saint Bernard tonna une fois de plus et le pape excommunia ce couple adultère, tandis que Thibaut voulait venger l’honneur de sa nièce. Louis VII prit alors le parti de sa belle-sœur et fit à Thibaut une guerre impitoyable. Une troupe royale s’empara de Vitry et fit périr trois cents personnes dans l’incendie de l’église. Le Champenois capitula en 1 143, puis la guerre reprit. Heureusement saint Bernard força le roi à faire la paix et l’interdit sur le royaume put être levé. Mais des vies humaines avaient été gaspillées pour rien. Uniquement, pour satisfaire deux femmes trop ardentes ! Louis VII en était accablé, le souvenir des brûlés de Vitry le hantait, le remords l’envahissait et son zèle religieux allait reprendre le dessus. Ce qui n’était pas du goût d’Aliénor…

La seconde Croisade

Or, juste à ce moment, on reçut d’Orient des nouvelles alarmantes. Le royaume franc, créé à Jérusalem par l’élite de la noblesse française, était en grand péril. À la mort de Foulque d’Anjou, devenu roi de Jérusalem par son second mariage (avec Mélisandre) la couronne revenait à son fils mineur Baudouin III. Minorité qui entraîna la division dont profitèrent les musulmans qui s’emparèrent d’Edesse (tout cela à cause, semble-t-il, de la mauvaise volonté de Raymond de Poitiers, oncle d’Aliénor…)

Louis VII prit très vite une décision. Le jour de Noël 1 145, il annonça solennellement l’organisation d’une nouvelle Croisade. Ainsi pourrait-il expier sa faute de Vitry… Ce ne fut pas l’enthousiasme immédiat, saint Bernard qui venait de réconcilier le roi avec le nouveau pape Eugène III (successeur d’Innocent II), accepta de prêcher à Vézelay et décida même l’empereur Conrad II à se croiser. Louis désirait emmener avec lui Aliénor et ses suivantes. Elle pourrait ainsi le voir  dans les exploits qu’il comptait y accomplir. Et puis, mieux valait ne pas la laisser seule trop longtemps à Paris…

Le roi de France et l’empereur germanique partirent, en 1 147, chacun avec une armée de soixante-dix mille hommes. Une fois de plus, l’empereur de Byzance jouait double jeu, et Conrad, excédé rentra chez lui. Louis VII accomplit alors des prodiges de bravoure. L’armée franque se trouvait enfermée, au mont Cadmos en Pisidie, dans un étroit défilé, bordé d’un côté de précipices profonds et de l’autre de rochers escarpés. Chevaux, hommes, bagages, tout fut poussé dans l’abîme. Le roi Louis VII parvint à s’échapper de la mêlée, gagna une éminence, s’adossa contre un arbre et résista seul à plusieurs assaillants. La nuit venue, le roi profita de l’obscurité pour rejoindre l’avant-garde de son armée, où déjà on le croyait mort. Après la bataille, l’armée du roi de France, qui avait subi de lourdes pertes, parvint difficilement à rejoindre Attalia le 20 janvier. Le roi dut abandonner les non-combattants et s’embarquer pour Antioche avec ses chevaliers affamés.

À Antioche l’on retrouva Raymond de Poitiers et Aliénor ne semblait pas insensible au charme de cet oncle encore jeune. Celui-ci conseilla au roi d’aller reconquérir Edesse, tandis que la reine resterait à Antioche sous sa garde… Refus de Louis qui soupçonnait quelque chose, car les langues se déliaient dans la ville. Le roi voulait aller à Jérusalem et il y emmena de force Aliénor, puis il courut attaquer le régent de Damas, qui ne faisait de mal à personne !

Trop d’incohérences conduisirent à un piteux échec. L’abbé Suger, de Paris envoyait tous les jours, des messages à Louis pour le prier de rentrer dans son royaume, ce qu’il se décida à faire en 1 149, mais la reine, que la mort au combat de Raymond de Poitiers avait rendue enragée, ne prendrait pas le même bateau que le roi. Elle ne pouvait plus le supporter, il était à ses yeux trop maladroit en amour, il ne pouvait plus la satisfaire. Les deux époux se retrouvèrent pourtant au retour à Tusculum, près de Rome, où le pape tenta l’impossible pour les réconcilier, allant jusqu’à bénir le lit dans lequel ils devaient passer la nuit…

La régence de Suger

Si son ménage battait de l’aile, Louis VII eut au moins la satisfaction, en rentrant de la Croisade, de retrouver son royaume en ordre et prospère. L’abbé Suger, exerçant la régence, avait réussi, malgré un certain mécontentement populaire à l’égard de l’entreprise orientale, à sauvegarder la paix civile et même à remplir les caisses de l’État, tout en secourant les pauvres et sans augmenter les impôts ! Il avait même créé des villes nouvelles comme Vaucresson. Mieux : il avait sauvé la couronne en déjouant un complot du frère du roi, Robert, comte de Dreux, qui voulait s’emparer du trône. Les menaces d’excommunication eurent raison des conjurés que Suger réduisit, mais sans les briser.

Le sévère saint Bernard lui-même lui rendit hommage : « S’il y a, dans notre Église de France, un vase d’honneur et, dans la Cour, un serviteur fidèle comme David, c’est à mon jugement le vénérable abbé de Saint-Denis. Je le connais à fond et je sais qu’il est fidèle et prudent dans les choses temporelles, fervent et humble dans les spirituelles. Mêlé aux unes et aux autres, il demeure, ce qui est on ne peut plus méritoire, à labri de toute accusation . » Dès ce moment, comme dit le moine Guillaume, « le prince et le peuple décernèrent à Suger le surnom de père de la Patrie. »

Et pourtant Suger se faisait encore bien des soucis. D’abord il ne se consolait pas du fiasco qu’avait été la Croisade, et il songeait à enrôler lui-même des hommes pour y repartir. Déjà, il envoyait des fonds à Jérusalem pour aider le roi Baudouin III, enfin majeur, qui était courageux et cultivé et qui parvenait à relever son royaume.

Suger souffrait aussi de voir la mésentente empirer dans le couple royal. Il aida  les époux de son mieux pendant deux ans, car il savait bien qu’une rupture conjugale entraînerait la ruine de l’œuvre de Louis VI. Mais il mourut le 13 janvier 1 151, à soixante-dix ans. Ce fut un grand  malheur pour la France ! Tout de suite, n’en tenant plus, Louis et Aliénor engagèrent une procédure en vue de faire dénouer leur lien conjugal par l’Église. Le 21 mars 1 152, le concile de Beaugency prononça la nullité du mariage, invoquant la consanguinité. Mais, reconnaissant la bonne foi de l’un et de l’autre au moment du mariage, le concile déclara légitimes les deux filles qu’ils avaient eues ; Marie et Alix. Aliénor s’en allait avec, dans ses bagages, le Poitou, l’Auvergne, le Limousin, le Périgord, le Bordelais et la Gascogne, car elle restait duchesse d’Aquitaine ! C’était un beau parti, d’autant qu’elle n’avait encore que trente ans ! Et qui allait être le nouvel élu ? Tenez-vous bien : Henri Plantagenêt ! lequel avait hérité un an plus tôt de son père Geoffroy, le comté d’Anjou, le comté du Maine et le duché de Normandie ! Ils se marièrent le 18 mai, juste deux mois après le concile de Beaugency, unissant leurs terres qui formeraient un immense État aux mains d’un vassal du roi de France ! Tandis que Louis VII devrait se contenter de ce que possédait son père : le petit domaine capétien proprement dit…  Ce n’était pas tout : Henri Plantagenêt, qui avait hérité des prétentions de son père Geoffroy, parvint à se faire désigner comme successeur par le vieux roi d’Angleterre, Étienne de Blois. Celui-ci mourut peu après et, le jour de Noël 1 154, Henri Plantagenêt, âgé de vingt et un ans et Aliénor, se firent sacrer roi et reine d’Angleterre.  Avec cela, la moitié de la France devenait anglaise ! Situation vraiment épouvantable pour Louis VII. D’autant plus qu’il n’était pas certain de faire le poids devant le Plantagenêt devenu Henri II, prince athlétique et sans scrupule !

Le courage et la force morale du Capétien

Eh bien, le roi de France fit face au malheur avec un courage admirable et un grand sens politique. D’abord, il fit jouer le droit féodal. Son ex-épouse en tant que duchesse d’Aquitaine et le roi d’Angleterre en tant que duc de Normandie et comte d’Anjou, étaient ses vassaux ; donc ils auraient dû lui demander la permission de se marier ! Cela paraît cocasse, mais comme ils ne l’avaient pas fait, Louis VII était en droit de proclamer la confiscation de leurs biens et donc de soutenir activement tous les petits seigneurs normands, angevins et aquitains qui ne voulaient pas obéir au Plantagenêt. À un moment il fut même amené à faire cause commune avec le frère d’Henri II, Geoffroy Plantagenêt, qui réclamait un fief. Puis, quand Henri II prétendit reprendre à son compte les prétentions des ducs d’Aquitaine sur le comté de Toulouse, le roi de France se rendit en personne dans cette ville auprès de Raymond V, comte de Toulouse, qui venait d’épouser sa sœur, Constance de France. Henri II renonça alors à entrer dans une ville où séjournait le roi de France ; il avait compris qu’il ne pouvait quand même pas tout se permettre ! Quant au comte de Toulouse, cela le rapprochait du roi français, lequel avait fort bien joué…  Louis VII devait aussi tenir à l’œil les barons du domaine qui chahutaient de temps à autre, mais avec plus de retenue qu’autrefois. Quand ils étaient cités devant la Cour royale, désormais ils se présentaient. L’autorité du roi avait fait de grands progrès. Même dans les grands fiefs, Bourgogne, Auvergne et autres, il était respecté et son arbitrage réclamé ; une  percée commençait à s’opérer vers le Dauphiné, le Vivarais, et la vallée du Rhône où de petits seigneurs demandaient au roi d’immédiatiser leurs terres, c’est-à-dire de les tenir directement de lui.

Sans doute Louis pensait-il souvent à Aliénor et priait-il pour elle, car il savait qu’elle n’avait pas été heureuse longtemps avec cette brute épaisse de Plantagenêt qui la trompait à tour de bras. Mais il fallait que Louis se remariât pour avoir un fils et transmettre la couronne de France !…

Michel Fromentoux

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Louis VI et l’abbé Suger

Louis VI et l’abbé Suger

Louis VI se retrouvait donc roi de France le 25 juillet 1 108. Il était âgé de vingt-huit ans, mais la conversion de la méchante Bertrade n’étant connue que de très peu de personnes, il fallait toujours se méfier, car Louis n’avait été fait que roi désigné par son père. Il n’était donc pas encore sacré. Il n’y avait par conséquent pas une minute à perdre. Envisager un voyage à Reims était trop risqué… Sur le conseil de l’abbé Suger et de l’évêque Yves de Chartres, il accepta d’être sacré le 3 août 1108 à Orléans, au retour des funérailles de son père à Fleury-sur-Loire.

Le voici maintenant installé à Paris, à l’Hôtel de la Cité, dont il allait faire sa résidence principale, contrairement à ses prédécesseurs qui circulaient sans cesse entre Senlis et Orléans. Il s’affirmait, pour reprendre les termes du duc de Lévis Mirepoix, comme « une force, une grande force française, bienfaisante et généreuse [ …] beau de traits, grand, fort déjà corpulent, et doué d’un puissant appétit qui l’incita à fonder aussitôt un marché dans l’île de la Cité. 

Louis avait, dès la mort de son père, rompu ses fiançailles avec Lucienne de Rochefort, fille de Guy le Rouge, propriétaire de l’insolent donjon de Montlhéry. Le jeune roi se maria en 1115 avec une princesse que l’on disait fort laide mais attentive et pieuse : Adélaïde, fille d’Humbert, comte de Maurienne et de Savoie, laquelle allait lui donner sept fils et deux filles. La même année, s’éteignit Bertrade, la marâtre de Louis, au couvent des Hautes-Bruyères dont elle était devenue la prieure.

Pour le moment, le roi garda comme chancelier et sénéchal Étienne de Garlande, malgré la reine Adélaïde qui n’aimait guère la manière dont sa famille s’arrangeait pour se faire attribuer les principales charges du royaume.

L’abbé Suger

Prenait alors de plus en plus d’importance à la Cour, l’ami du roi, l’abbé Suger. Ils avaient lié amitié dès l’âge de six ans sur les bancs de l’école du prieuré de Saint-Denis, puis, ayant poursuivi ses études dans un monastère du centre de la France, l’abbé était devenu l’un des hommes les plus savants de son temps. Suger avait acquis, outre une immense culture et la connaissance des questions religieuses, une expérience précieuse des affaires séculières et administratives. Il savait tout, comprenait tout : la rhétorique, la théologie, la poésie. Il était au courant de ce qui se passait dans l’Europe entière.

Il venait de commencer de rédiger la chronique du règne.  Ses récits, précis et colorés, révèlent les éminentes qualités de Louis VI : bravoure, obstination, souci de soutenir les justes causes, volonté de faire respecter la justice royale. Un tel biographe fut à Louis VI ce qu’allaient être beaucoup plus tard Joinville à saint Louis, Richelieu à Louis XIII, Colbert à Louis XIV… C’était une qualité propre aux Capétiens que de savoir s’entourer d’hommes d’une réelle trempe, de serviteurs qui sussent garder leur franc-parler.  Il fallait pour cela autant d’humilité de la part du roi que du serviteur. L’un et l’autre s’oubliaient eux-mêmes au service de la cause de la dynastie, de la cause de la France qui les dépassait.

Nettoyer le domaine

Dès les premiers instants de son règne, Louis VI sut que son œuvre consisterait principalement à abattre toute résistance féodale. Il lui fallait tout de suite se consolider à l’intérieur du duché de France, aérer celui-ci par de vastes opérations de police, mater les brigands, raser les donjons orgueilleux, dégager les villes, libérer les communications entre les prévôtés du domaine royal.

Le pire des barons du domaine était le sire du Puiset, que Philippe 1er n’avait jamais pu assagir. Suger le décrit comme « un chien furieux que les coups et la chaîne exaspèrent et qui mord et déchire avec d’autant plus de rage tous ceux qu’il a le malheur de rencontrer. » Il fallut l’assiéger trois fois !

Autre loup dévorant, le sire Thomas de Marle, « le plus dépravé des hommes », terrorisait la région entre Laon et Amiens. Il riait au nez des clercs qui venaient tous les dimanches lui rappeler qu’il était excommunié. En 1114, le légat du pape organisa contre lui une véritable croisade. Louis VI – qu’on appelait déjà « le Gros » car il affichait un solide enbonpoint, mena la campagne avec l’aide des milices paroissiales. Il fallut quinze ans pour réduire cet enragé !

Sans cesse, le roi devait donner de grands coups d’épée dans les vallées de l’Eure, de l’Yvette, de l’Essonne, n’hésitant pas à pénétrer dans des châteaux en flammes ou à plonger dans l’eau s’il le fallait ! Homme d’action, il traduisait « ses devoirs en actes et les signait de sa sueur et de son sang, comme écrivait Paul Guth.

Le peuple lui en avait une reconnaissance infinie. Bientôt, les paysans allaient pouvoir travailler leurs champs en paix, les prêtres prier dans le calme et les pèlerins cheminer sans risque…  Louis VI avait compris qu’assurer la sécurité était le premier devoir d’un État – chose bien oubliée par les politiciens de nos jours…

Naissance en France du sens national

La politique étrangère ne cessait pas pour autant de se rappeler à lui. Et, bien sûr, c’était en la personne de celui qui, depuis 1 106, était à la fois roi d’Angleterre et duc de Normandie : Henri :1er Beauclerc. Louis VI renouait avec les ruses de son père et de son grand-père, tentant de soutenir les prétentions du fils de Robert Courte-Heuse, Guillaume Cliton, qui revendiquait la Normandie. Toujours cette volonté capétienne de séparer le duché du royaume rival….

En 1113, ce fut la guerre. Au traité de Gisors, Louis fut contraint de reconnaître la suzeraineté d’Henri Beauclerc sur la Bretagne. En 1119, les hostilités reprirent. Ce fut la déroute de Brémule, Louis VI dut s’enfuir à bride abattue, mais le roi d’Angleterr, vassal du roi de France en tant que duc de Normandie, eut l’élégance de ne pas pousser trop loin son avantage. À Gisors, une nouvelle fois, il prêta hommage à Louis VI

Or, le malheur s’abattit sur la famille d’Angleterre. En 1 120, les deux fils du roi périrent dans le naufrage de la Blanche Nef. Il ne lui restait plus qu’une fille, Mathilde, qui avait contracté, dès l’âge de neuf ans, un mariage splendide, mais fort inquiétant pour la France,  puisqu’elle avait épousé l’empereur germanique Henri V. Entre beau-père et gendre risquait de se tramer une alliance qui menacerait de prendre la France dans une tenaille…

Effectivement, l’empereur provoqua Louis VI dès 1 124. Aussitôt on assista en France à une chose extraordinaire : la mobilisation spontanée de toutes les forces vives ! Louis  VI se rendit à Saint Denis, dont l’abbé Suger  depuis deux ans était le père abbé, pour y prendre l’oriflamme rouge et or. L’abbé s’émerveilla de « cette levée en masse, de cette armée pareille à une nuée de sauterelles ». Il  y avait là le comte de Blois, le duc de Bourgogne, le comte de Nevers, le comte de Vermandois, des troupes de chevaliers et de bourgeois de Saint-Quentin, de Pontoise, d’Amiens,  de Beauvais… C’était déjà une manifestation nationale. L’anticipation avec quatre-vingt-dix ans d’avance de la glorieuse journée de Bouvines ! Le sens national était en train de naître autour du Capétien. Il faut ajouter que des écrits, comme la Chanson de Roland, qui commençaient alors à se répandre, faisaient beaucoup pour éveiller l’amour de la « doulce France » .

Voyant ce peuple aussi décidé, l’empereur n ‘osa même pas dépasser Metz : il rebroussa chemin sous prétexte d’aller réprimer une insurrection à Worms et il y trouva la mort. Louis, lui, revint à Paris sous les acclamations populaires  Il avait, dit Suger, fait briller « l’éclat qui appartient à la puissance du royaume lorsque tous ses membres sont réunis. » La leçon méritait d’être méditée.

Venait d’apparaître aussi l’une des constantes de notre Histoire nationale. Lisons Jacques Bainville : « Allemagne, Angleterre : entre ces deux forces, il faudra nous défendre, trouver notre indépendance et notre équilibre. C’est encore la loi de notre vie nationale ». Les Capétiens l’avaient compris dès 1124…

Le mouvement communal

Pendant que Louis VI et l’abbé Suger s’appliquaient à mettre en valeur le domaine royal, se développait un phénomène nouveau. À l’abri des châteaux forts, une classe moyenne s’était formée par le travail et l’épargne et supportait de moins en moins les abus de certains seigneurs dont, désormais, la protection n’était plus aussi nécessaire. Les bourgeois demandaient donc à ceux-ci des franchises, des libertés réglementant minutieusement l’ingérence des officiers seigneuriaux. Ainsi naissaient les communes, conquérant ou achetant les droits féodaux, notamment le droit d’avoir leur propre police. Cela n’allait pas toujours sans difficultés. Parfois le seigneur refusait, ailleurs le mouvement communal dépassait son objectif et  se faisait insurrectionnel, comme à Laon en 1112. Ce progrès des libertés, pour être effectif et pour ne pas dévier, avait absolument besoin du roi, suprême justicier, seul assez fort et assez indépendant pour le protéger et, aussi, le canaliser.

Louis VI appuya donc le mouvement à Amiens, à Mantes, mais il dut aussi le réprimer parfois. Tout cela restait très empirique. Avec l’aide de Suger, il alla beaucoup plus loin : il créa en 1134 la communauté rurale de Lorris-en-Gâtinais dont la charte des libertés, des privilèges et des franchises allait servir de modèle. Ce fut la première commune libre de France .

Grâce au pouvoir royal, commença le grand essor des classes moyennes. La monarchie capétienne favorisait le progrès social.

Le renouveau religieux

L’Église avait entrepris au temps de Philippe 1er une grande réforme, notamment sous l’impulsion de pape Grégoire VII (1073-1085) lequel eut bien des difficultés avec l’empereur Henri IV, mais parvint à obtenir du roi de France qu’il renonçât aux pratiques simoniaques, c’est-à-dire au commerce des charges ecclésiastiques. Sous Louis VI, tout n’était pas encore réglé, car les évêques ayant alors en partie un pouvoir temporel (comme les seigneurs), le roi voulait exercer un droit de regard sur les nominations. L’on était en train de parvenir à un équilibre entre le pape et le roi qui se partageraient les nominations.

L’Église de France était désormais plus fortement rattachée à la Papauté. Les monastères accomplissaient assidûment les réformes disciplinaires et morales, à l’exemple des abbayes clunisiennes et cisterciennes. Les seigneurs, grands et petits, même les plus turbulents, multipliaient les fondations charitables. Le renouveau religieux et moral se remarquait partout.

Louis VI rendit son âme à Dieu le 8 août 1137,à cinquante six ans. Il avait jusqu’au bout exercé une activité surhumaine. Le résultat était là : la dynastie était affermie, le royaume était en paix, la sûreté régnait dans tout le domaine . Citons Suger : «  Le prince Louis ayant dans sa jeunesse mérité l’amitié de l’Église en la défendant généreusement, soutenu la cause des pauvres et des orphelins, dompté les tyrans par sa vaillance, se trouvait ainsi, avec le consentement de Dieu, amené au faîte du royaume suivant le vœu des prud’hommes et pour le plus grand malheur des méchants dont les machinations l’en auraient exclu si la chose avait été possible »

On ne saurait mieux définir la fonction royale. Ses dernières paroles furent pour rappeler à son fils que les rois sont faits pour le royaume et que ce n’est pas le royaume qui est fait pour eux : « Souvenez-vous mon fils et ayez toujours devant les yeux que l’autorité royale n’est qu’une charge publique, dont vous rendrez un compte très exact après votre mort.»

Louis et Aliénor

Le fils à qui s’adressaient ces paroles s’appelait lui aussi Louis. Son frère aîné, Philippe, né en 1 116, avait été associé au trône, mais il mourut à quinze ans en 1 131. Louis, né en 1 120, fut à son tour associé au trône à l’âge de onze ans et aussitôt sacré à Reims sous le nom de Louis VII le Jeune

Ce fut en pleine lune de miel que le jeune Louis apprit la mort de son père. En effet, un mois auparavant, Guillaume X, duc d’Aquitaine, était mort en confiant sa fille, la belle Aliénor, son unique héritière, au roi de France. Aussitôt avait été conclu le mariage de la jeune duchesse avec le jeune roi Louis. Un chef-d’œuvre de grande politique diplomatique, qui allait faire entrer en dot dans le domaine royal l’Aquitaine, c’est-à-dire le Poitou, le Limousin, une grande partie de l’Auvergne, le Périgord, le Bordelais et la Gascogne (en somme dix-neuf de nos départements actuels !)

Et, avec cela, c’était un brillant mariage, car Aliénor héritait de la plus opulente des maisons ducales vassales du roi de France. C’était la deuxième fois qu’un Capétien prenait femme dans cette famille : le premier avait été Hugues Capet épousant Adélaïde, sœur du duc Guillaume IV qui épatait déjà l’Europe entière. Aux générations suivantes on trouva Guillaume V, un grand lettré, que l’empereur et tous les rois traitaient d’égal à égal. Puis surtout, Guillaume IX, le premier troubadour, un personnage romanesque hors série rarement en règle avec l’Église, qui ne fit qu’une apparition furtive à la Croisade avant de découvrir l’amour courtois et de le chanter. En somme, une lignée qui comptait autant d’hommes pieux et généreux que de joyeux gaillards enivrés de culture et de plaisir… Des gens qui entendaient respirer la vie à pleins poumons, sans trop de contraintes, même religieuses…

La superbe Aliénor héritait de tout cela. Louis VII venait tout juste de la rencontrer. Ils s’étaient mariés à Bordeaux le 25 juillet 1 137. Sur le chemin du retour, séjournant à Poitiers il reçurent la nouvelle de la mort  du roi, le 8 août. Les voici roi et reine : il avait dix-sept ans, elle en avait quinze. Follement épris l’un de l’autre, ils n’avaient peur de rien…

Michel FROMENTOUX

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La faute de Philippe Ier par Michel Fromentoux

La faute de Philippe Ier par Michel Fromentoux

Le petit garçon de sept  ans, qui prononçait le 23 mai 1 059 de sa frêle voix le serment du sacre, un an avant la mort d’Henri 1er, était devenu au fil des ans un homme usé et, dit l’historien médiéval Orderic Vital, « moult affaibli » qui semblait se désintéresser du royaume. «  Emporté par la violence de son désir pour la femme qu’il avait enlevée, il ne s’occupait plus qu’à satisfaire sa voluptueuse passion. Dans son excessif relâchement, il ne s’intéressait plus à l’État, ni ne souciait de la santé de son corps bien fait pourtant et plein d’élégance », écrivait alors sévèrement Suger, le futur abbé de Saint-Denis, qui constatait par ailleurs le fort embonpoint qu’avait atteint le roi.

Le quatrième roi de la dynastie capétienne, né en 1 052, fut un cas à part. Alors que tous les Capétiens furent fidèles aux voeux de leur mariage (quand ils répudièrent une épouse ce fut toujours après un jugement de Rome, et quand ils prirent une maîtresse, leur faute fut personnelle, mais ils ne se permirent pas de rompre eux-mêmes ce que Dieu avait uni), Philippe 1er, lui, personnage sensuel, se laissa engourdir par l’amour coupable au point de vivre délibérément dans le péché, et d’en être fier ! 

Il avait épousé en 1 071, à dix-huit ans, Berthe de Hollande, fille de Florent 1er, comte de Hollande, et petite-belle-fille de Beaudouin V, comte de Flandre, qui avait été régent de France. Ce mariage fut habilement négocié afin de faire oublier que le roi Philippe, pour sa première opération militaire, avait été battu en 1 071 par un vassal révolté qui n’était autre que Robert de Frise, dit le Frison, beau-père de Berthe. On célébra donc ce mariage en 1 072, et il fut béni au bout de six ans par la naissance de cinq enfants, dont Louis, l’héritier (futur Louis VI le Gros).

Au bout de vingt ans, Philippe décida de répudier cette épouse et de la faire enfermer dans un monastère près de Montreuil. Car il s’était épris, un jour à Tours, de Bertrade de Montfort, une intrigante très belle, mais déjà mariée au vieux Foulques IV, comte d’Anjou, dit le Réchin (1 043-1 109), lui-même toujours en quête de jeune compagnie et déjà marié avec une autre femme encore vivante (était-ce Lancelotte de Beaugency, ou Hermengarde de Bourbon, ou Orengarde de Chatelaillon ?) qu’il avait fait enfermer dans le donjon de Beaumont-les-Tours !

Philippe envoya en 1 092 à Tours un détachement d’officiers dévoués pour amener Bertrade à Paris. Il prétendait l’épouser et il trouva effectivement un évêque courtisan, celui de Senlis, pour bénir cette union deux fois adultère. Or cette même année 1 092, Berthe s’éteignit discrètement à Montreuil, ce qui ne modifiait en rien le cas de Bertrade. Grande colère des prélats français, notamment d’Hugues (1 040-1 106), évêque de Die, puis de Lyon, lequel présida le concile d’Autun, en octobre 1 094, qui, à sa demande,  excommunia les deux concubins. Excommunication confirmée par le pape Urbain II au concile de Clermont en 1 095 auquel le roi osa ne pas se présenter.

Désormais l’interdit était jeté sur le royaume de France. Alors, Philippe fit mine de se soumettre, après avoir tenté de brouiller entre eux deux des partisans de la sanction, mais n’en continua pas moins à vivre maritalement avec Bertrade, qu’il laissa même trafiquer des évêchés pour alimenter les caisses de l’État.  Et ce scandale allait durer de longues années. Les cloches s’arrêtaient de sonner dans les villes où passaient les époux adultères, mais la situation ne semblait pas gêner Bertrade qui parvint même, un jour à réunir son mari légitime et son amant le roi ; assise toute rayonnante entre les deux, elle faisait déjà figure, dirions-nous aujourd’hui, de femme moderne…

La politique du roi se ressentait de ce coupable abandon. Heureusement les dernières années de son règne, son fils Louis prenait en mains le gouvernement du royaume, mais la liaison du roi faillit bien jouer un mauvais tour aux Capétiens, car Bertrade était aussi méchante que belle : elle détestait les enfants que Philippe avait eus de Berthe, sa femme légitime, et elle voulait pousser les siens vers le trône (les trois qu’elle avait eus de Philippe et qui étaient illégitimes). Un jour elle tenta même d’empoisonner Louis ; on ne sut jamais de quoi était composé le breuvage, mais la victime en garda toute sa vie un teint d’une pâleur étrange. Et Philippe avait si peur de chagriner cette mégère qu’il n’osait même pas faire sacrer Louis tout de suite et l’associer au trône, comme Hugues Capet en avait institué la sage coutume : il se contenta de réunir en 1 101 une assemblée solennelle qui nomma Louis, alors âgé de vingt ans, seulement roi désigné. Cela aurait pu être lourd de conséquences pour la dynastie…

La conversion de la “nouvelle Jézabel”

C’était un scandale permanent qu’il exhibait devant tout le royaume. Avec l’arrivée sur le trône pontifical de Pascal II succédant à Urbain II, Philippe crut possible de négocier une solution  de renonciation à sa liaison scandaleuse, jusqu’à ce qu’il eût obtenu une dispense pour contracter un mariage légitime avec Bertrade. Le subterfuge était évident et n’en imposa nullement à Pascal II. Le roi fit alors intervenir  l’évêque Yves de Chartres à charge pour lui de trouver une solution : ce dernier écrivit une lettre au pape le priant d’user d’indulgence et de faire preuve de sentiments paternels. De son côté Bertrade s’enracinait dans sa situation d’épouse et de reine. Elle fut prise, dit Hugues de Flavigny, historien bénédictin, « d’un véritable accès de rage » en entendant un jour à Sens l’archevêque Daimbert jeter l’anathème sur « la nouvelle Jézabel ». « Levant sa main impie contre Dieu lui-même, poursuit Hugues de Flavigny, elle envoya des soldats briser à coups de hache les portes de la cathédrale [….] Dans sa démence Philippe ne savait plus rougir ; il n’avait même pas conservé le sentiment de sa dignité royale ».

Le dénouement allait venir, contre toute attente, de Bertrade elle-même, qui se trouva toute retournée après avoir entendu parler le plus grand prédicateur du temps,  le moine Robert d’Arbrissel. La parole de celui-ci, nous dit Ivan Gobry, fut « comme à son habitude, ardente, fulgurante, bouleversante ». Bertrade fut saisie. Comment résister ? Aussitôt elle demanda un entretien au divin prédicateur. « Et ce qu’aucune malédiction de la chaire de saint Pierre n’avait pu opérer, la flamme de cet homme le fit.  Bertrade sentant s’évanouir en elle tous les désirs de la domination, tous les attachements du luxe, tous les enlacements de la volupté, décida de rompre le charme qui la tenait prisonnière.» Elle s’empressa de signifier à Philippe qu’elle se soumettait à la loi divine et quitta la Cour sans rien emporter. Elle courut vers l’ouest pour se remettre entre les mains de son confesseur, lequel la mena dans une forêt où il avait préparé une hutte pour qu’elle y pleurât à jamais ses péchés, là où s’élèverait plus tard le monastère de Fontevraud.

Philippe, un peu décontenancé de ce qui lui arrivait, écrivit assez piteusement à l’évêque Lambert d’Arras, légat pour le royaume de France, pour lui annoncer qu’il se soumettait à toutes les exigences du décret papal. L’acte de soumission eut lieu le 1er décembre 1 104 à Paris devant le légat et un concile des évêques de France : « Moi, Philippe, roi de France, je promets et je jure de n’avoir plus aucune relation coupable avec Bertrade, je renonce pour jamais et sans restriction à ce péché, ou plutôt à ce crime ». Voilà une affaire grave qui finissait bien, mais elle avait fait perdre treize ans de règne à Philippe 1er, et l’on peut voir la main de Dieu dans son heureux dénouement, comme dans le fait que, malgré ses fautes, Philippe eût pu poursuivre avec quelque bonheur l’?uvre capétienne.

Louis, dompteur des barons d’Île-de-France

De plus – et c’est une nouvelle preuve de la réalisation des desseins de Dieu sur la France – : Louis, le successeur, roi “désigné”, était déjà là depuis des années, montrant qu’il n’avait pas froid aux yeux et qu’il était bien disposé à revitaliser la couronne et à la faire respecter sur le propre domaine du roi par de petits seigneurs qui étaient de grands brigands. Car ils devenaient de plus en plus insolents, ces hobereaux d’Île-de-France : depuis que l’un des leurs avait réussi à tenir le roi Philippe à sa merci, ils ne se retenaient plus. Le seigneur de Montmorency se permettait de ravager les terres de l’abbaye de Saint-Denis ; cité devant la Cour, il ne se présenta pas. Ce fut alors que Louis intervint : « Voyant un si courageux et si magnanime prince à sa porte, dont les forces pouvaient avec le temps ruiner son château, le sire de Montmorency se rendit à sa discrétion » et alla à Paris baiser la main du roi..

Il importait d’en finir avec cette insécurité : impossible de se lancer dans une grande politique tant que le roi n’était pas sûr de pouvoir se rendre sans encombres de Paris à Orléans.  

Il fallait sans cesse se battre contre Mathieu de Beaumont, Eble de Roucy, Thomas de Marle. Parfois, il fallait négocier avec les uns pour abattre plus sûrement les autres… Jeu difficile : Louis payait à chaque fois de sa personne !

Les fameux châteaux de Montlhéry, de Corbeil, de Rochefort étaient, au sud de Paris, comme des repaires de malfaiteurs. Philippe 1er, n’osant pas les attaquer, avait fait d’un sire de Rochefort son sénéchal. Puis il avait accepté d’arranger des fiançailles entre le prince Louis et la fille de Gui le Rouge, propriétaire du fameux donjon de Montlhéry. Cela n’empêcha pas que, pour obtenir la garde du donjon, Louis eut encore à se battre. Enfin le donjon tomba : et le vieux roi Philippe dit à son fils : « Mon fils, garde avec vigilance cette tour qui m’a causé tant de tourments qu’elle a suffi à me faire vieillir ». L’historienne Marie-Madeleine Martin voyait dans ces mots simples « toute l’obstination capétienne à défendre et à unifier le domaine »

Aux prises avec ces loups ravisseurs, Philippe et Louis ne s’apercevaient pas du danger qui renaissait du côté anglo-normand. Le roi d’Angleterre Guillaume le Roux mourut à la chasse en 1 100. Son frère, Robert Courte Heuse, duc de Normandie,  nous le savons, était alors à la Croisade, ce qui permit à son autre frère, le troisième fils du Conquérant, Henri Beauclerc, de se proclamer aisément roi d’Angleterre et de s’emparer de cette Normandie si mal tenue par Robert et déjà pas mal entamée par le roi défunt. Or Robert ne se laissa pas oublier, il revint de la Croisade, bien décidé à exacerber chez les seigneurs normands les ressentiments contre son Anglais de frère. Cela ne dura guère : en 1 106, en quelques jours, la Normandie fut absorbée par l’Angleterre et Robert Courte-Heuse, battu à Tinchebray, fait prisonnier. Philippe et Louis allaient en supporter longtemps les conséquences…

Pas enterré à Saint-Denis

Philippe 1er comprit, mais un peu tard, le caractère essentiellement familial de la monarchie. L’hérédité du trône poussait les rois à se grandir, à se sacrifier, à se hausser jusqu’à la cime de leur personnalité, donc à dominer les élans de leur coeur. Cette loi divine était dure, mais elle était aussi source de beauté et de grandeur. Nous ne pouvons savoir comment Dieu accueillit cette âme repentante malgré elle, mais nous savons que Philippe souffrit de ne pas avoir pu se conduire avec autant de bienveillance que ses prédécesseurs envers l’Église et son voeu d’être enterré à l’abbaye Saint-Benoît à Fleury-sur-Loire, et non à la nécropole royale de Saint-Denis, dit tout le drame de ce règne qui tourna trop souvent à la tragi-comédie.

L’abbé Suger, qui le vit pleurer lors des funérailles de son père, louait Louis VI le Gros, le nouveau roi :  « Admirable de grandeur d’âme car, durant toute la vie de son père, ni pour la répudiation de sa mère, ni même pour les faveurs données hors mariage à l’Angevine, il ne l’offensa jamais en rien ni ne chercha, comme c’est la coutume d’autres gens, à mettre le désordre  dans le royaume en portant atteinte sur quelque point à son autorité.  

Déjà, Louis VI s’installait à Paris à l’Hôtel de la Cité…

Michel Fromentoux

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Le roi Philippe 1er

Le roi Philippe 1er

Roi Philippe Ier, capétien. Naissance, mort, couronnement, règne. Capétiens

Michel Fromentoux, membre du Comité directeur de l’Action Française continue son travail pour permettre de mieux comprendre la formation de la France. Après Henris I er voici l’histoire du roi Philippe I er. Bonne lecture…

À quinze ans, Philippe 1er était en état de s’emparer personnellement du pouvoir. Roi depuis six ans, il avait été bien formé par son oncle Baudouin, comte de Flandre, lequel lui laissait un royaume relativement calme et une administration en ordre. En plus, Philippe était respecté et très aimé de tous, surtout des humbles ; la jeunesse féodale rêvait d’entreprises audacieuses, les foires et les marchés étaient en pleine floraison.

Partout se fondaient des églises, des abbayes, des monastères… Les routes s’emplissaient de longs pèlerinages. L’Église, sous l’autorité du pape Léon IX avait entrepris dès le milieu du XIe siècle une vaste réforme en vue de s’affranchir du pouvoir temporel, la primauté du pape était de mieux en mieux reconnue, et les moines, notamment les bénédictins de Cluny, avaient une influence croissante tant par l’exemple de leurs vertus que par leur prédication : ils étaient en train de préparer l’essor de la Chrétienté fondée sur l’amour de Dieu, sur l’esprit de pénitence et sur la charité. On assistait à une renaissance intellectuelle et artistique : apparaissaient déjà les grandes légendes épiques, tandis que s’épanouissait en Anjou en Bourgogne, en Aquitaine, dans la vallée du Rhône, l’art roman, l’une des plus harmonieuses réalisations du génie français.

Le royaume était encore loin de son unité, mais la personne du roi, image du père, justicier suprême, vicaire de Dieu, était considérée comme indispensable tant par les petits qui trouvaient en lui une protection contre les puissants que par les Grands eux-mêmes qui voyaient en lui le sommet de la pyramide féodale. On sentait comme une aspiration, encore bien confuse, à une unité politique, tandis que se concrétisait l’unité spirituelle : le rayonnement des moines de Cluny dépassait de beaucoup le cadre du royaume, la culture chrétienne se répandait sur toute l’Europe, et, avec elle, pour reprendre une expression chère à Charles Maurras « un langage commun pour les communications supérieures des hommes ».

Pour que cette Europe se développât au plus grand profit de la civilisation, il fallait qu’elle fût en paix. C’est pourquoi avaient un grand rôle à jouer désormais les Capétiens, eux qui surent toujours limiter leurs ambitions au seul possible et étaient naturellement amenés à combattre, au dedans comme au dehors, toutes les démesures…

Naissance du monstre anglo-normand

Le plus bouillant des jeunes féodaux était alors Guillaume de Normandie, que l’on appelait encore le Bâtard. L’Angleterre n’allait pas tarder à tomber entre ses mains comme un fruit mûr. En 1 066, mourut le roi Édouard le Confesseur, lequel, n’ayant pas d’enfant, avait promis la succession à Guillaume. Un certain Harold, de la puissante famille des Godwin, osa se mettre en travers et se proclama roi. Guillaume eut vite fait de se venger : il se ménagea l’alliance du pape Alexandre II, de l’empereur germanique, du roi de Danemark et débarqua le 29 septembre 1066 dans le Sussex, sous un soleil radieux. Le 14 octobre il remporta la victoire de Hasting, et, dès le jour de Noël, il fut couronné roi d’Angleterre à Westminster !

Pour le jeune roi Philippe 1er, la situation ne s’annonçait pas de tout repos : Guillaume le Bâtard était devenu Guillaume le Conquérant ; il restait, bien sûr, son vassal, mais il s’était élevé plus haut que lui ! Les rapports entre les deux hommes ne seraient guère faciles…

Pour Philippe 1er, la ligne était tracée : il fallait tout entreprendre pour affaiblir l’autorité de Guillaume en Normandie, et, dès que possible, travailler à détacher la Normandie de l’Angleterre. Aussi attrapait-il toutes les occasions d’intervenir dans les affaires normandes et de soutenir les seigneurs de cette province qui n’aimaient pas Guillaume. En 1 073, il encouragea le comte d’Anjou, Foulque le Réchin, qui disputait le Maine à Guillaume. En 1 076,  il s’allia au duc d’Aquitaine pour contraindre Guillaume à lever le siège de Dol. Ce fut un succès, puisqu’il en profita pour reprendre le Vexin (qu’Henri 1er avait dû naguère céder au père de Guillaume).

Très habilement, Philippe commençait à s’intéresser beaucoup au fils aîné de Guillaume, Robert Courte-Heuse. C’était un imbécile et un viveur, qui ne ferait pas très sérieux sur le trône d’Angleterre : cela, son père le savait ; et il lui avait déjà promis de le dédommager en lui donnant… la Normandie ! Or Robert Courte-Heuse (ce surnom lui venait de ce qu’il était trop court de cuisses) était un garçon capricieux, qui voulait tout et tout de suite. Tant mieux pour le roi de France, qui accueillit Robert et accomplit avec lui des actions de harcèlement sur la frontière du duché normand.

En 1 087, nouvelle guerre. Guillaume s’était mis en tête de reprendre le Vexin et pour ce faire il alla jusqu’à incendier Mantes. Puis il mourut à Rouen, abandonné de tous, après avoir partagé ses biens comme le souhaitait le roi de France : l’Angleterre à son fils cadet Guillaume le Roux, la Normandie à l’aîné, Robert Courte-Heuse, plus quelques terres et un peu d’argent au troisième fils, Henri Beauclerc. Angleterre et Normandie ne formaient plus un bloc : Philippe 1er allait-il pouvoir enfin souffler un peu ?

Cela aurait été compter sans la sottise de Robert Courte-Heuse… Cette tête folle dilapidait ses biens et se laissait dépouiller par ses maîtresses et par des intrigants au point qu’un jour il lui manquait même, disait-on, ses braies et ses chaussures et qu’il ne put se rendre décemment à l’office religieux… Son frère Guillaume le Roux, roi d’Angleterre, ne rêvait, quant à lui, que de réunir à son profit tout l’héritage paternel. Aussi, dès 1 091, il se jeta sur le duché de Normandie bien mal défendu par Robert et s’y tailla une bonne portion, prenant les villes d’Eu, Aumale, Gournay et quelques autres. Philippe, qui, en 1 066, n’était guère content de voir la Normandie conquérir l’Angleterre, l’était encore moins en voyant l’Angleterre conquérir la Normandie !

Or, soudain, les deux fils du Conquérant se réconcilièrent. Ils avaient entendu l’appel du pape à aller délivrer le tombeau de Notre-Seigneur des mains des Turcs Seldjoukides. C’était la Croisade. Philippe était tranquille pour quelques années…

La première Croisade

Première croisade — Wikipédia

C’était un magnifique élan de foi qui se manifestait alors dans tout l’Occident ; il était urgent d’unir les forces de la Chrétienté. Le 15 août, le pape Urbain II, devant une immensité  de pèlerins, dressait un tableau de la situation. Quelques mois plus tard, en novembre 1 095, au concile de Clermont, il lança un appel pathétique : que ceux qui gaspillaient leurs forces en querelles inutiles, que ceux qui n’avaient pas la conscience tranquille, que ceux qui se s’étaient comportés en brigands se rachetassent en devenant les « hérauts du Christ ! Ils y gagneraient le Ciel et sauveraient l’honneur de l’Occident ! A l’instant même, un grand nombre de seigneurs firent le vœu de partir, l’évêque du Puy reçut du pape la mission de diriger les opérations, des envoyés de Raymond de Saint Gilles, comte de Toulouse, vinrent dire que tout était déjà prêt, des messages partaient dans toutes les directions diffuser l’exhortation pontificale. On assistait à des scènes bouleversantes.

Même les classes populaires étaient ébranlées. Elles étaient suspendues aux lèvres de Pierre L’Ermite, un moine originaire d’Amiens qui parcourait, vêtu d’une tunique de laine et d’un manteau de bure, les villes et les villages. Le zèle de ces foules était tel qu’elles voulaient se mettre en route tout de suite sans attendre le signal de l’évêque du Puy. Dès le mois d’avril, les voici en marche derrière un pauvre chevalier, Gautier-Sans-Avoir. L’arrivée de cette cohue à Constantinople fit trembler l’empereur Alexis Comnène et sa fille Anne. Personne ne viendrait en aide à ces miséreux déjà décimés par la faim. Ils tombèrent dans une embuscade le 21 octobre 1 096 et furent tous massacrés par les Turcs. Il ne resta plus que des monceaux d’ossements sur la route de Constantinople à Nicée…

Une expédition grandiose

Pendant ce temps les seigneurs préparaient soigneusement leur expédition. Les plus grands barons européens s’étaient croisés : Godefroy de Bouillon, duc de Basse-Lorraine, – un personnage légendaire -, Raymond de Saint-Gilles, comte de Toulouse, Bohémond et Tancrède de Tarente, Normands de Sicile, Robert II, comte de Flandre, fils du Frison, Étienne-Henri, comte de Blois et de Chartres, Hugues de Vermandois, frère du roi de France, Robert Courte-Heuse, duc de Normandie, de nombreux chevaliers allemands et des foules de gens de toutes conditions. Par quatre itinéraires différents, les armées se rejoignirent à Constantinople. L’empereur Alexis Comnème souhaitait rester étranger à l’affaire, ce qui est tout de même singulier car, héritier de l’empire de César et de Constantin, il aurait dû se sentir le premier intéressé par la sauvegarde de la civilisation.

Le 19 juin 1 097,  les croisés réussirent à prendre Nicée, mais leur victoire fut escamotée par Comnène qui intriguait avec les Turcs. Qu’importe ! Il fallait avancer  malgré la chaleur et la faim : en juin 1 098 ils supportèrent bravement l’atroce siège d’Antioche. Leurs souffrances ne furent pas vaines : le 15 juillet 1 099, après une bataille acharnée, ils étonnèrent le monde entier en prenant enfin Jérusalem ! Quelle belle manifestation d’héroïsme et de foi chrétienne ! N’oublions jamais que c’était pour un idéal spirituel que ces chevaliers avaient agi. Même si leur trop plein d’énergie se révéla parfois dans l’anarchie, l’idée du salut éternel ne les quitta jamais.

Maintenant qu’il étaient à Jérusalem, plusieurs d’entre eux, estimant avoir accompli leur vœu rentraient en France. Mais beaucoup demeurèrent, sous l’autorité de Godefroy de Bouillon, qui prit le titre d’« avoué du Saint-Sépulcre », ne voulant pas se proclamer roi, sur les lieux où Jésus-Christ porta la couronne d’épines….

Que faisait le roi ?

Le roi n’avait pas bougé et beaucoup le lui reprochèrent. Un roi de France avait sa place dans cette belle page d’Histoire.

Il voyait les choses autrement. Aurait-il été prudent de laisser sans chef, pour un temps indéterminé, et sans garantie de revenir un jour, un royaume qui commençait à peine à tenir debout ? Le principal devoir d’un roi n’était-il pas de songer à l’avenir de son royaume ? Luchaire décrit Philippe 1er comme « un prince intelligent, pratique, doué d’un sens politique difficile à contester ». Il n’empêcha personne de partir, mais lui, pendant ce temps,  continuait de faire la France ; il œuvrait pour la pérennité des familles de ses sujets autant que pour le bien de la Chrétienté où la France était est un élément essentiel d’équilibre

Son sens de l’économie des forces se doublait chez lui d’une aptitude remarquable à utiliser les circonstances. Il ne lui déplaisait pas de voir les jeunes nobles dépenser là-bas leur énergie ; au moins il ne chahutaient plus ici. Et le roi pouvait travailler, avec la patience et la ruse d’un paysan à arrondir son domaine, se tenant à l’affût des successions vacantes.

Le malheur était que Philippe 1er contribuait à donner de lui-même l’idée d’un personnage sensuel, mou, indolent. Il faut bien se résoudre à dévoiler son secret : en contradiction totale avec l’élan de jeunesse qui secouait tout le pays, il s’était laissé engourdir par l’amour. Et, qui plus est, par un amour coupable ! Si Dieu le veut, nous le découvrirons la semaine prochaine.

Article paru dans le journal Rivarol

Michel FROMENTOUX

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Après Robert II le Pieux, Henri 1er (1 031-1 060)

Après Robert II le Pieux, Henri 1er (1 031-1 060)

Michel Fromentoux, membre du Comité directeur de l’Action Française continue son histoire de la formation de la France par les premiers Capétiens.

Henri 1er, fils de Robert lI le Pieux, devint donc seul roi de France en 1031, à l’âge de vingt-trois ans. Les premières années de son règne furent troublées par les intrigues raffinées de Constance, devenue reine-mère. Celle-ci, après avoir tant travaillé à dresser ses fils contre leur père allait désormais s’employer à dresser les cadets contre Henri. Elle avait la discorde dans le sang.

Cette chipie,  qui allait quand même, en mourant en 1033, faire construire un palais et un oratoire à Étampes et faire édifier un monastère de chanoines à Poissy, incita son plus jeune fils, Robert, à se révolter. Henri inaugura ainsi son  règne en défendant contre sa propre mère et ses propres frères le principe capétien de succession.

En deux ans, s’organisa une véritable conjuration de féodaux soutenant les droits de Robert (!) et conduits par Eudes  II, comte de Blois. Tout le nord du domaine royal fut pris, de même que la ville de Sens, l’Orléanais fut incendié. L’habileté d’Henri 1er consista à faire jouer le droit féodal pour détacher de la conjuration Robert le Magnifique (qu’on appelait aussi le Diable, mais c’est souvent la même chose…), duc de Normandie. Allié à celui-ci à partir de 1034, il put poursuivre sa guerre contre le comte de Blois et s’empara de Gournay-sur-Marne. La révolte était brisée, mais Robert de Normandie, qui avait le sens des affaires, se fit payer en demandant à Henri 1er le Vexin français. Finalement, pour tenir son frère tranquille, Henri 1er lui céda le duché de Bourgogne (de cette Maison de Bourgogne, allait sortir un jour la Maison royale de Portugal !).

 

La Trêve de Dieu

Henri 1er tenait désormais parfaitement son rôle d’arbitre souverain. Il se faisait respecter de ses vassaux, non pas tellement en cherchant à les vaincre militairement, mais en  se les attachant et en faisant ressortir que, selon le droit féodal, il y avait autant de grandeur à obéir qu’à commander ; comment d’ailleurs se  faire respecter dans les fiefs si l’on ne donnait pas soi-même l’exemple de l’obéissance au roi qui, lui-même, n’obéissait qu’à Dieu seul ?

C’est ainsi qu’il parvint à se maintenir au-dessus de la mêlée à cette époque où se consolidaient les grandes dynasties féodales : Maisons de Flandre, de Bourgogne, de Normandie, d’Aquitaine notamment… Sous l’influence de l’Église, était en train de naître la chevalerie, que le duc de Lévis-Mirepoix définissait comme « une invention géniale du Moyen-Âge qui consistait à opposer une violence éclairée et généreuse à une violence aveugle. Elle donna lieu à une magnifique floraison de poèmes qui firent briller sur toutes les chutes humaines l’appel de la spiritualité ». Les soldats chrétiens se trouvaient ainsi rassemblés dans une vaste fraternité et les prouesses n’avaient de sens que dans le service qu’elles rendaient aux plus humbles. La Trêve de Dieu, qui suspendait les combats du mercredi soir au lundi matin, jours évoquant la Cène, la Passion et la Résurrection de Notre Seigneur Jésus-Christ, contribua largement à mieux orienter les volontés de puissance. Il faudrait encore plus d’un siècle pour que ces principes entrassent réellement dans les faits. Mais la voie était tracée, avec l’appui total du roi de France Henri 1er.

On se prend à rêver aujourd’hui que certains jours soient consacrés à une Trêve de Dieu qui puisse interrompre le massacre industriel des nouveau-nés par avortement. Mais Emmanuel Macron n’est, hélas, pas de la trempe d’Henri 1er… Lui, se plaît dans le crime !

Le prestige d’Henri était tel que Robert le Diable, dit le Magnifique, duc de Normandie, partant pour la Terre sainte afin d’expier ses graves péchés, laissa sous sa protection Guillaume, un jeune bâtard qu’il avait eu d’Arlette, fille d’un tanneur de Falaise. Or Robert mourut sur le chemin du retour et, comme il fallait s’y attendre, le jeune Guillaume fut fortement contesté par les barons normands. Fidèle à sa parole, Henri 1er se porta à son secours et manqua se faire tuer en combattant au Val-des-Dunes en 1047, les seigneurs du Bessin et du Cotentin.

Puis ce gringalet de Guillaume grandit et s’apprêtait à donner bien du fil à retordre aux Capétiens… Déjà, il lorgnait vers l’Angleterre où la monarchie anglo-saxonne était en décadence, il encourageait même des nobles normands à s’y installer – il faut dire que ces descendants des Vikings, ces géants aux cheveux blonds et aux yeux bleus, avaient le goût de l’aventure ; certains n’étaient-ils pas déjà partis à la conquête du royaume de Sicile ?

Pour le moment, Guillaume tentait d’arracher le Maine au comte d’Anjou, vassal direct du roi de France. Ce fut la guerre, au désavantage d’Henri 1er lequel fut battu au gué de Varaville en 1 057. Mais, magnanime, Guillaume ne poussa pas trop loin son avantage : il avait tout intérêt à respecter le roi de France, son suzerain, lui dont les propres vassaux étaient plutôt turbulents…

 

Anne de Kiev

Côté cœur, Henri 1er  fut beaucoup plus paisible que son pieux père. Il avait épousé en premières noces Mathilde, nièce de l’empereur Henri II, mais elle mourut en 1 044 sans lui avoir donné d’enfant. Trouver une autre femme n’était pas simple car toutes les princesses d’Occident étaient ses cousines à des degrés divers ! Et il ne tenait pas à revivre les ennuis de son père avec le pape et les évêques. Le mieux serait alors d’envoyer chercher une femme à l’autre bout du monde : la Russie était alors un pays brillant, récemment converti au christianisme et dont on disait le plus grand bien.

Henri Ier chargea une ambassade, conduite par les évêques Gauthier de Meaux et Roger de Châlons, de se rendre à Kiev pour demander, de la part du roi de France, la main de sa deuxième fille Anne au grand-duc Iaroslav, prince de Kiev. La fiancée arriva à Montreuil- sur-Mer après un long et somptueux voyage de plusieurs mois. Henri la reçut à Senlis. Elle avait vingt ans, lui, trente-six.

On raconte qu’au moment où Anne descendit de son attelage, le roi, immédiatement amoureux du charme slave, se précipita sur elle pour l’embrasser avec ferveur, incapable de se présenter et de maîtriser son enthousiasme. « Je suppose que c’est vous qui êtes le roi, n’est-ce pas ? », s’enquit la belle, confuse et rougissante…

Henri se rendit en personne à Reims pour accueillir sa fiancée aux portes de la cité du sacre. Le mariage eut lieu à Reims le 19 mai 1051, immédiatement suivi du couronnement et du sacre, présidé par l’archevêque Guy de Châtillon.

Anne fut la toute première reine de France à recevoir elle-même le sacre royal qui n’était réservé jusqu’alors qu’au roi seul. Aucune difficulté d’ordre confessionnel ne sembla avoir été soulevée alors que les relations entre Rome et Constantinople s’étaient dégradées depuis longtemps. Ce ne fut que trois ans après leur mariage, en 1054, que la séparation des Églises d’Orient et d’Occident serait consommée, avec, à la clé, anathèmes et excommunications réciproques.  Anne donna à Henri Ier trois fils, l’aîné fut appelé Philippe en souvenir des rois de Macédoine desquels prétendait descendre la Maison de Kiev.

Sur le plan européen, Henri essaya, semble-t-il, de prendre la Lorraine, ce qui le brouilla avec l’empereur germanique. Il comprit vite que c’était un peu trop tôt pour attaquer de ce côté-là.

Pressé de rétablir les finances royales, il se laissa aller à vendre généreusement des évêchés, ce qui ne fut pas du goût du pape Léon IX. La question n’allait être réglée que pendant les règnes suivants.

Henri 1er sut nouer une alliance fort intéressante avec la Maison de Flandre, en mariant sa sœur Adélaïde avec le comte Baudoin V, grand seigneur, bienfaiteur de la ville de Lille, beau-père de Guillaume de Normandie, puisque sa fille, la célèbre reine Mathilde, avait épousé en 1 056 l’ambitieux Normand.

Fidèle à la tradition déjà bien ancrée, Henri avait fait sans difficultés élire et sacrer son fils aîné Philippe à l’âge de six ans, lequel prononça le serment du sacre de sa jolie petite voix encore enfantine en 1 059. Il était temps car Henri 1er mourut l’année suivante à cinquante-deux ans ! Pour la première fois, le royaume capétien allait se trouver entre les mains d’un enfant mineur. Son oncle, le comte de Flandre Beaudoin V, allait exercer la régence.

Le royaume était de taille à affronter l’épreuve ; les féodaux ne contestaient pas les droits du petit Philippe : désormais la dynastie était bien consolidée. Je donne la plume au duc de Lévis-Mirepoix pour conclure : chez Henri 1er « la volonté de triompher de tant d’embûches, de dominer les troubles où il a failli disparaître n’était pas menée par une ambition stérile du pouvoir, mais par le souci de répondre au serment du sacre qui est de protéger l’Église et les humbles et de faire avant tout respecter la justice »

Tel fut sans doute ce que pensèrent les Français tandis que la dépouille mortelle d’Henri rejoignait celles d’Hugues Capet et de Robert II dans la basilique de Saint-Denis, désormais nécropole royale des rois de France.

 

Une reine-mère un peu volage

Des nouvelles de l’étrange Anne de Kiev pour finir. Depuis qu’elle était veuve, elle vivait à Senlis où il lui était arrivé une singulière aventure. Un beau seigneur, Raoul de Crépy-en-Valois, propriétaire d’immenses terres entre Amiens et Mantes, se mit à rôder autour d’elle. Il la connaissait bien puisqu’il avait fait partie de la troupe de chevaliers chargée par Henri 1er en 1044 d’aller l’accueillir à son arrivée à Montreuil-sur-Mer et de l’escorter jusqu’à Senlis. Depuis lors, il n’avait cessé de rêver d’elle, bien qu’il fût marié, fût devenu veuf, puis fût remarié, semble-t-il sans amour… Alors, ce qui risquait d’arriver n’allait pas tarder à se produire.

Un beau jour, Raoul enleva tout bonnement la reine-mère dans la forêt de Senlis et trouva même un prêtre pour les marier ! Énorme scandale : l’Église lança les foudres de l’excommunication ; Raoul refusait de se soumettre, mais les choses se calmèrent du fait de la disparition de son épouse légitime et mal aimée.

Raoul et Anne vécurent heureux quelques années, puis Raoul mourut en 1071 et les historiens perdirent toute trace de la reine Anne : eut-elle d’autres aventures en France ? Regagna-t-elle son lointain pays ?  On est là devant un grand mystère.

 

L’avènement de Philippe 1er

Voici donc sur le trône un petit garçon de huit ans. Le régent, Baudouin, comte de Flandre, veillait paternellement sur lui et le formait au cours de voyages incessants entre les rives de l’Escaut et celles de la Loire.

Dans le pays, ce n’était pas encore la sécurité, et les évêques avaient bien du mal à empêcher les seigneurs de se quereller pour un oui ou pour un non, voire de massacrer sur leur passage les récoltes, les bêtes et les gens. Mais la féodalité avait mis une sourdine à ses intrigues politiques. Le régent n’était pas contesté, tout juste avait-il à réprimer quelque agitation de seigneurs bourguignons. Les propriétaires de fiefs étaient bien trop occupés avec leurs propres problèmes.

Le goût des entreprises audacieuses était en train de transporter la jeunesse féodale. Le fils cadet de Baudouin de Flandre, Robert le Frison, cousin germain du roi de France donnait lui-même le ton. Il parcourait l’Europe, luttant en Galice contre les Sarrasins, essayant de se tailler une seigneurie en Macédoine, puis secourant, avant de l’épouser, la veuve du comte de Hollande, Florent 1er, en lutte contre des brigands…

Tout laissait à penser que l’on était à l’aube d’une grande époque, la population avait fortement augmenté, le commerce et l’agriculture étaient en plein essor comme en témoignait le développement des foires et des marchés, les routes étaient emplies de foules de toutes classes sociales se rendant en pèlerinage à Saint-Jacques de Compostelle, à Saint-Martin de Tours, voire à Jérusalem et le royaume de Philippe 1er serait celui d’une pleine floraison économique, religieuse et artistique. Quelle exaltante mission pour ce jeune roi de quinze ans qui, désormais, allait exercer son pouvoir personnel !

Michel FROMENTOUX, membre du Comité directeur de l’Action Française

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Robert II le pieux, fils d’Hugues Capet

Robert II le pieux, fils d’Hugues Capet

Robert II le Pieux

Je commencerai par évoquer Robert II le Pieux (972-1 031), fils d’Hugues Capet (939-996) et d’Adélaïde d’Aquitaine (945-1 006). Hugues venait d’être élu roi de France et sacré (Noyon, le 3 juillet 987), mais cette élection n’avait pas de portée « démocratique ». Comme l’expliquait très finement l’historienne Marie-Madeleine Martin : « Élu par les seigneurs et l’Église, Hugues dut son titre, avant que cette élection fût intervenue, à ses exploits pour le bien public : là est la racine de son pouvoir. » Les évêques et les barons avaient pu désigner qui exercerait le pouvoir ; ils n’avaient pu prétendre créer le droit à exercer le pouvoir qui relève de Dieu seul. (« Tout pouvoir vient d’En-Haut ») car il faut tenir compte de l’aptitude de la personne, de sa position, de son expérience, de ses compétences, à servir le bien commun.

Hugues Capet appartenait à la famille héroïque de Robert le Fort (mort en 866), laquelle, depuis quatre générations, se dévouait pour la France et exerçait effectivement, sans en porter le titre, la royauté à la place des derniers Carolingiens déclinants.

Roi associé

Maintenant l’heure d’Hugues était venue, il avait su attendre son tour sans violenter l’Histoire. Il fallait l’en louer, mais sa puissance était très relative, il était certes le roi, le sommet de la pyramide féodale, sa personne était respectée et chaque prince féodal savait qu’en droit, c’était de lui qu’il tenait son fief. L’idée d’un arbitre au-dessus des rivalités, revêtu d’un grand pouvoir moral, commençait à se faire jour ; il allait falloir du temps pour qu’elle s’appliquât dans les faits. Pour le moment le roi ne pouvait même pas contraindre ses vassaux à lui fournir le concours de leurs armées.

En 987, Hugues avait quarante-huit ans, mais son installation était loin d’être assurée. Conscient de la précarité de sa situation, il voyait que l’œuvre d’unification et de réorganisation serait de longue haleine, qu’elle exigerait des siècles ; alors, se dit-il, pour réussir, l’important, c’est de durer, donc de soustraire la couronne à l’élection ! Ce fut l’étincelle du génie capétien : il demanda aux évêques et aux barons d’associer à sa royauté son fils aîné Robert, alors âgé de dix-sept ans. Pour emporter l’adhésion des électeurs, il utilisa une lettre qu’il venait de recevoir du comte de Barcelone lui réclamant son secours contre les Sarrasins ; s’il partait, il ne pouvait laisser le royaume sans que sa succession fût assurée. L’argument porta : le jeune Robert fut élu roi associé et sacré dès Noël 987 en la basilique Sainte-Croix d’Orléans. Un petit secret d’Histoire nous dit que le comte de Barcelone fut vite oublié, mais on ne saurait trop admirer cette manière tout empirique de combiner la coutume du temps, l’élection, avec une prodigieuse idée d’avenir. Bientôt, l’habitude fut prise de voir le fils aîné succéder tout naturellement à son père ; il n’y eut, pour obtenir cela, ni coup d’État, ni proclamation d’une loi ! Rien que l’adaptation aux nécessités politiques ! C’est cela, l’empirisme organisateur des Capétiens.

Hugues avait bien fait de commencer par s’occuper de la pérennité de sa dynastie. Car celle-ci allait devoir se défendre… Charles de Basse-Lorraine, l’oncle du dernier Carolingien, revendiquait la succession, donc la place d’Hugues. Il fallut se battre hardiment.

Par ailleurs, Hugues était harcelé par l’un de ses vassaux pourtant directs, Eudes, comte de Blois, qui venait de s’emparer de Melun. Celui-ci en fut délogé grâce à l’appui des troupes du duc de Normandie et au concours du comte d’Anjou, Foulque Nerra. Eudes allait mourir en 996 après avoir demandé la paix.

Un cœur tumultueux

Or voici qu’allaient intervenir les aventures sentimentales du roi associé, Robert. Celui-ci avait été marié, par raison d’État, à Rosala, dite Suzanne, fille du roi Béranger d’Italie et veuve du comte de Flandre Arnoul II. Elle était de vingt ans plus âgée que lui. Au bout d’un an, il en eut assez et la répudia sans que cela fît trop de scandale. Il s’ensuivit tout juste une petite guerre avec le jeune comte de Flandre, Baudoin IV, fils du premier lit de Rosala, car le roi de France entendait bien garder la dot : Montreuil-sur-Mer ; une fenêtre sur la mer !

Or, en 996, Robert s’éprit follement de la veuve d’Eudes de Blois, Berthe. Celle-ci, fille de Conrad de Pacifique, roi de Bourgogne, était sa cousine au troisième degré ! Immense scandale : Gerbert, ami de Robert et qui, entre-temps, était redevenu évêque de Reims, interdit le mariage ; le pape Jean XV menaçait Robert de l’anathème ; et Hugues Capet lui-même déplorait le projet de son fils. Celui-ci s’entêtait, provoquant même un retournement politique en soutenant désormais les enfants du défunt comte de Blois (qui étaient aussi ceux de Berthe) contre la Maison d’Anjou qui avait si bien servi Hugues Capet.

Tant de soucis finissaient d’épuiser le vieux roi,  lequel rendit son âme à Dieu le 24 octobre 996 dans l’amitié des moines et des grands fondateurs d’abbayes. Il n’avait pas été un personnage extrêmement brillant, mais il avait su se montrer fin négociateur, voire cauteleux et louvoyeur.

Robert II était désormais seul roi. Il avait vingt-six ans. Son règne commençait, on s’en doute dans le déchirement, car il était toujours épris de sa cousine Berthe et n’entendait pas céder ! Pire : au lendemain de la mort de son père, il réussit à faire bénir ce mariage par Archambaud, archevêque de Tours ! Le pape Grégoire V, qui venait de succéder à Jean XV, ne saurait tolérer une telle désobéissance : il somma les époux de rompre.

Pendant quatre années, Robert allait braver les foudres de l’excommunication. Pour tente d’amadouer Rome, il alla même jusqu’à sacrifier Gerbert et ramena une nouvelle fois le fameux Arnoul (le fils naturel du roi carolingien Lothaire) à l’évêché de Reims.  C’était se montrer bien ingrat, car Gerbert avait été le précepteur de Robert et gardait une forte influence sur lui. Il se consola quand même assez vite : déjà lié au jeune empereur germanique Othon III, il devint le conseiller de celui-ci, puis, dès 998, il fut archevêque de Ravenne, et juste avant que sonne l’An Mil, il devint le pape Sylvestre II ! Le premier pape français ! Ce fut alors qu’il parvint à persuader son ancien élève de congédier Berthe. Robert s’exécuta en 1001, la mort dans l’âme, mais, après tout, cette femme ne lui avait pas donné d’enfant…

Un roi doit savoir se sacrifier pour la dynastie : il se rendit aussitôt solennellement en Arles pour demander la main de Constance, fille de Guillaume Taillefer, comte de Provence. Cette Provençale était sûrement belle et cultivée, mais elle n’allait pas tarder à se révéler comme un mégère qui ne se laisserait pas aisément apprivoiser. Elle serait le purgatoire de Robert…

Cousine de Foulque Nerra, comte d’Anjou, elle n’eut de cesse d’imposer à la Cour l’influence angevine au détriment d’Eudes II,  comte de Blois, fils de l’épouse congédiée.

N’en tenant plus, Robert allait tenter de reprendre Berthe qu’il aimait toujours et alla jusqu’à Rome pour demander la séparation d’avec Constance. La tentative ne pouvait qu’échouer : alors, il fit contre mauvaise fortune bon cœur et laissa même Constance s’occuper de la gestion des deniers publics. Lui souffrirait le reste de sa vie et pratiquerait la charité.

Car si le nouveau pape était essentiellement un politique, le roi de France, lui, avait une âme de saint. D’après Richer, moine chroniqueur du temps, il était grand, possédait une belle chevelure, un regard modeste, une barbe imposante et toujours bien peignée, «  une bouche suave et douce pour donner le baiser de la sainte  paix ». Quand il montait à cheval, ses doigts de pied rejoignaient presque le talon et l’on disait que c’était un miracle….

L’Église lui doit la musique et les paroles de nombreux hymnes liturgiques, qu’il interprétait lui-même dans le chœur et dirigeait avec douceur et talent. Et Constance se régalait des rimes dont jouait son époux avec le nom Constance…

Candeur évangélique

Quelques exemples de la charité royale : un soir qu’il soupait à Étampes, sous le regard grincheux de la reine Constance, Robert ordonna que l’on fît entrer les pauvres et les mendiants ; l’un d’eux se glissa aux pieds du roi lequel le nourrissait en cachette sous la table. Mais le pauvre ne perdit pas son temps : il mangea et, surtout, il découpa un ornement d’or qui pendait au vêtement royal, puis il s’esbigna… Quand Robert se leva et s’aperçut du larcin, il ne s’indigna point, disant à son entourage que cet or serait peut-être plus utile à celui qui l’avait emporté qu’à lui-même. Et comme un autre pauvre s’apprêtait à lui couper une frange de son manteau, le roi se contenta de lui dire d’en laisser un peu car un plus pauvre aurait peut-être besoin du reste…

Ne croyons pas toutefois que ce saint homme négligeait la politique. Il savait alors se comporter en suprême justicier. L’historien Funck-Brentano le décrivait « sur les routes, heaume lacé en tête, avec cuissard, gorgerette et haubert », et les chroniques du temps évoquent ses luttes incessantes, ses véritables opérations punitives contre les féodaux trop turbulents du domaine royal : « Toujours en guerre, assiégeant les châteaux, s’efforçant, la lance au poing, de faire régner la paix et la justice. »

Le moment vint de renouer avec la sagesse de son père. En 1017, il fit élire et sacrer son fils aîné Hugues, qui avait dix ans. Hélas, celui-ci mourut jeune en 1025 ! Et ce fut Henri, déjà duc de Bourgogne, que Robert fit élire et sacrer en 1027 à dix-neuf ans. À chacun de ces sacres, la plupart des grands vassaux étaient présents : preuve que la volonté royale de soustraire la souveraineté à toute compétition commençait à être comprise dans l’intérêt de tous.

Mais l’imprévisible Constance était toujours là pour envenimer les choses. Vers 1030, elle s’évertua à dresser ses fils contre leur père, exploitant l’impatience d’Henri d’accéder au gouvernement effectif de la Bourgogne. Ce fut à ce moment que mourut Robert II à soixante et un ans, le 20 juillet 1031 à Melun.

Son règne avait fait grandir en prestige le monarchie capétienne. Certes sur son propre domaine, les féodaux lui avaient mené la vie dure, mais il sut les contenir. Certes, s’élevèrent de façon inquiétante les deux maisons rivales : celle d’Anjou – Foulque Nerra conquit la Bretagne et la Touraine ! – et celle de Blois – Eudes II s’empara de Meaux et de Troyes. Mais devant un roi si pénétré de sa dignité et bien décidé à la faire prévaloir, ces ambitieux arrivaient à se dominer.

Comme l’écrivait le duc de Lévis-Mirepoix : « Dès sa génération, la dynastie n’est plus contestée dans sa légitimité de principe. Les plus humbles s’y reconnaissent. Elle ne défie personne. Une espèce de candeur évangélique, en dépit des troubles du temps, plane sur elle. »

Tel fut le roi Robert II le Pieux. 

Michel FROMENTOUX

 Article paru dans le journal Rivarol

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