Chers amis, chers lecteurs, nous nous retrouvons aujourd’hui pour un entretien avec le philosophe Rémi Soulié dont le livre Les Âges d’Orphée. La lyre et la Voix, paru aux éditions de la Nouvelle Librairie, vient de sortir. Signalons que notre auteur a déjà publié de nombreux ouvrages, tous extrêmement intéressants, citons : Nietzsche ou la sagesse dionysiaque (Points, 2014), Racination (Pierre-Guillaume de Roux, 2018), Les métamorphoses dHermès (La Nouvelle Librairie, 2021) ou encore l’Ether (La Nouvelle Librairie).

Rémi Soulié est un philosophe dont les écrits méritent d’être connus par le plus grand nombre, et ce malgré la profusion et la diversité de références savantes, et la puissance de sa prose, pleine de sens et de vérité, à-travers laquelle il nous faut savoir induire, des mots couchés sur le papier. Certes, c’est un écrivain exigeant, mais n’est-ce pas le propre de tous ceux qui cherchent véritablement ? Assurément, c’est un écrivain poète, un philosophe comme il en existe peu, un de ceux qui nous enracinent dans ce que nous sommes fondamentalement, un de ceux pour qui le toujours prime sur le nouveau, un de de ceux qui nous amènent à un certain être au monde, c’est-à-dire un être au monde où les cieux ne sont jamais loin de la terre, où le divin n’est jamais loin de l’humain, et qui, de ce fait, interroge notre modernité dans toute sa laideur, dans toute sa bêtise, dans toute sa fausseté.

Dans son nouvel ouvrage, Rémi Soulié s’emploie à présenter la figure d’Orphée, qui, à travers les âges, n’a cessé de marquer notre civilisation de sa voix : « À la fois le yin et le yang, apollinien et dionysiaque, lié au jour et à la nuit, à la croisée du monde des vivants et des morts, Orphée est une voix qui traverse les âges pour nous montrer la voie : celle du chant qui se fait dans le silence, de la puissance créatrice qui infuse notre être pour nous permettre d’atteindre l’immortalité qui nous est due. » (4ème de couverture).

AF : Cher monsieur, avant que nous nous intéressions au fond de votre livre, permettez-nous de vous poser une question préliminaire. Nous croyons aux rencontres et aux initiations, alors comment cette figure d’Orphée s’est-elle imposée à vous ? Pourquoi l’avoir poursuivie à travers les siècles ? Que faisait-elle résonner en vous, avant cette chasse ?

Orphée m’est présent depuis longtemps – disons, depuis l’adolescence – en raison même de la présence de la poésie dans ma vie. Orphée fut d’abord, à mes yeux, le poète par excellence. En un sens, il le demeure d’ailleurs, indépendamment de ses autres visages, tant j’entends la poésie, le chant poétique, dans une acception (et une audition !) que d’aucuns jugeront très ou trop larges mais qui me paraît la plus certaine : une manifestation du sacré, tant d’un point de vue religieux que métaphysique donc initiatique ou, évidemment, esthétique. Ceci, je l’ai vécu et éprouvé très tôt mais ne me suis mis à le « penser » et à le réaliser, au sens spirituel, qu’assez tard en m’avisant que cette expérience à la fois intérieure et extérieure, presque innée, relevant quasiment de la respiration et du réflexe, avait constitué une vision du monde, aujourd’hui éparse, que je pouvais m’employer à rassembler. Les Âges d’Orphée sont donc une forme de rassemblement, à partir même du déchirement des Ménades. Au bout du compte, on s’avise qu’il n’y a jamais eu de déchirement et qu’il n’y a donc rien à reconstituer : il n’y a qu’à célébrer.

AF : Orphée incarne le poète par excellence comme vous nous le rappelez, un poète aux multiples faces ! Est-ce que sa généalogie ne le prédestinait pas à être ce qu’il fut, c’est-à-dire cet être aux multiples visages ? Que peuvent nous enseigner ses origines et ce qu’il portait en lui à sa venue au monde ?

En effet : là comme ailleurs, l’origine est significative, ce pourquoi le moderne, niant l’archè et l’eschaton, ne veut rien savoir du sens et ignore ce que sont à la fois le temps et l’éternité. Orphée est né de Calliope, Muse de la poésie épique et de l’éloquence – elle-même née de Mnémosyne (Mémoire) et de Zeus –, et du roi de Thrace Oeagre (ou d’Apollon, moins certainement), lequel a accompagné Dionysos aux Indes et a été initié à ses mystères. Orphée a donc partie liée avec le divin (le spirituel) et le temporel, le sacerdoce et la royauté, mais aussi avec les éléments apolliniens et dionysiaques. A proprement parler, son destin n’est pas « tout thracé (sic) » mais il est enclos entre deux doubles pôles qui, d’une certaine manière, se recoupent : d’une part, il est prêtre, sanctificateur, médiateur, initiateur, vates oraculaire (mage) mais, aussi, civilisateur, ce dont Horace, en particulier, se souviendra ; d’autre part, il est harmonie (le poète solaire) et discordance (échec à ramener Eurydice des Enfers ; démembrement par les Ménades). En ceci, il témoigne de ce que fut le monde grec : la lumière et les ténèbres n’y sont pas conçus comme des opposés irréductibles, éventuellement dépassables par un troisième terme synthétique, mais comme une coïncidentia oppositorum à partir de laquelle il est possible de penser et de vivre un ajustement à l’ordre cosmique, lequel est foncièrement bel et bon : Zeus fait ainsi de la lyre d’Orphée une constellation.

AF : Permettez que nous nous attardions sur un point qui revient tout au long de votre ouvrage, celui de l’initiation. Pourriez-vous, pour nos lecteurs, lier d’un trait Orphée l’initié, à l’orphisme initiateur ?

La question de l’initiation est en effet fondamentale, tant d’un point de vue communautaire (rites de passage à l’âge adulte et/ou d’intégration) que spirituel (possibilités d’actualisation et de réalisation ; nouvelle naissance parfois suivie de l’adoption d’un nouveau nom). Dans ce dernier cas, l’enjeu repose sur la transmission régulière d’une influence spirituelle grâce à un certain nombre de rites et de symboles opératifs à partir d’une chaîne ininterrompue d’initiés depuis, disons, « une » origine ou « un » commencement. Dans la tradition catholique, songeons par exemple au sacrement du ministère apostolique et, dans la tradition islamique, à l’initiation soufie.

Essentiellement, Orphée peut être considéré comme un initié, puis, un initiateur parce qu’il est descendu aux Enfers (il a accompli l’Œuvre au noir, pourrait-on dire dans la tradition alchimique) et il en est revenu riche – comme Pluton ! – d’un savoir sur la mort, l’âme et les dieux. En quelque sorte, il a franchi une barrière et accédé à un autre état ou à un autre plan de conscience. L’initié est l’homme lié (à la terre et aux ciels) et délié (de sa nature « initiale ») ; il s’est engagé sur les degrés de l’échelle et les couleurs de l’arc-en-ciel : il est descendu (aux Enfers) et il est monté (aux étoiles, par la lyre constellée, dans la demeure des dieux). L’orphisme reprendra ce schéma à travers un certain nombre de rituels et de textes.

Plus encore, d’un point de vue plus directement métaphysique, l’œuvre du « divin Platon » peut être lue, notamment, comme un couronnement de la tradition orphico-pythagoricienne. Avec le néo-platonisme de Plotin, Porphyre, Proclus, Jamblique, nous avons là le plus haut sommet de l’intellectualité occidentale.

AF : Si vous le voulez bien, poursuivons dans cette voie. Vous nous dites : “L’initié est lié (à la terre et aux ciels) et délié (de sa nature” initiale”) “, comment comprendre dans cette perspective l’ascèse orphique ?

Quelles que soient ses modalités (en l’occurrence, elles sont pour l’essentiel alimentaires et vestimentaires), l’ascèse est un exercice qui vise à la transformation de soi : il s’agit, en un sens, de se dépouiller pour se revêtir (ou se dénuder), d’abandonner un vêtement pour un autre, lequel correspond à la véritable nature de l’initié, qui est, au moins virtuellement divine (ici, la mémoire de Dionysos Zagreus). Si l’on exclut les déviations masochistes et puritaines (qui consistent, en fait, à retourner les vieux habits), la perte – superficielle, « épidermique » – est engagée au prix ou en vue, d’un gain supérieur, comme l’est le passage du matériel au spirituel ou, sous un autre rapport, du visible à l’invisible. L’ascèse subvertit moins le « jeu » de la vie et de la mort qu’elle n’en dévoile la nature réelle : ni la vie ni la mort ne sont ce que nous croyons spontanément, victimes que nous sommes de l’illusion (Maya, dans la métaphysique hindoue). « Mourir au monde » – si, encore une fois, on exclut les pratiques…mortifères – c’est non seulement philosopher (« apprendre à mourir ») mais c’est surtout s’ouvrir à une autre dimension du monde, même et autre, qui correspond assez bien, me semble-t-il, à ce qu’est l’Autre Monde des Celtes : une dimension à la fois immanente et transcendante que le monde manifesté cache et révèle en même temps. Les Grecs sont ceux qui ont vu – comme les druides, d’ailleurs –, ce que Guénon appelle les « états multiples de l’être » – d’où leur sens très aigu de la lumière et des ténèbres, donc, des dieux.

AF : Au quatrième chapitre de votre livre, nommé “Myste” – c’est-à-dire “le muet, l’initié qui se tait, qui a juré de faire silence sur le secret initiatique (p.47) – vous abordez la question de l’Orphée-Christ. Quels traits orphiques retrouve-t-on dans l’Évangile et le Christ selon vous ? Est-il possible de voir le Christ comme un nouvel Orphée ou est-ce une vue critiquable ?

L’étude comparée des religions, dans une perspective traditionnelle en tout cas, est riche d’un sens métaphysique profond. Ni l’Histoire ni l’exclusivisme, inhérents aux exotérismes monothéistes (« notre » religion est l’unique récapitulation plénière de la Révélation) n’y ont leur part. Il devient donc possible d’être attentif à la trame symbolique et imaginale qui court dans les spiritualités et les sagesses, qu’elles soient monistes (non duelles) ou plus ou moins dualistes, théistes ou non théistes.

De ce point de vue, Orphée et le Christ présentent des traits communs, dont certains relevés par Clément d’Alexandrie dès le IIe siècle, auxquels s’en ajoutent d’autres : l’ascendance davidique de Jésus (David, joueur de psaltérion, souvent représenté au milieu des troupeaux de son père), la jeunesse, le caractère performatif de la parole, les liens avec le mundus muliebris, le supplice, etc. Où le bât blesse, c’est lorsque l’on prétend récapituler, parachever et clore : tout ce qui précède l’Incarnation peut avoir valeur de « figures » ; tout ce qui lui succède ou qui persiste a valeur de survivance ou d’imposture (il est d’ailleurs significatif et dommageable, que dans la perspective catholique romaine – c’est beaucoup moins vrai dans la perspective grecque orthodoxe – la théologie de l’Esprit-Saint soit aussi peu développée, l’Esprit Saint pouvant d’ailleurs être compris, me semble-t-il, comme une « figure » de l’Âme du Monde, et inversement, à condition d’avoir une juste entente de ce qu’est une « figure » – ce qui est possible, d’un point de vue chrétien, par la Sainte Face et la théologie de l’icône).

Plus généralement, je n’accorde pas une grande importance à ce qui se présente comme « nouveau » ; je suis au contraire attentif à ce qui est « de toujours » et qui se répète : tout a toujours été donné et perdu (paradis perdu, parole perdue, etc.). Ce que diverses traditions appellent l’éveil ou l’illumination consiste à se rendre compte, à « savoir », à avoir la co-naissance des retrouvailles qui, en fait, n’en sont pas. Celui qui co-naît est le re-né – le ressuscité, en langue chrétienne (celui qui se souvient, en langue platonicienne). Nietzsche le savait, d’ailleurs, qui invitait les chrétiens à avoir « une gueule de ressuscité », ce qui est la moindre des choses.

AF : Vous écrivez au dernier chapitre de votre livre : << A l’inverse, le saisissement du poète par le dieu (mania, furor) montre à l’homme qu’il est possible d’habiter poétiquement cette terre (…). Leçon d’Orphée >>. J’aimerais que nous finissions cet entretien en évoquant cette habitation poétique du monde, l’Homme capable de poésie comme il est capable de Dieu (capax dei). La divinisation de l’Homme ne passe-t-elle par la poésie, par une vie poétique de l’homme sur terre ? Quelle leçon Orphée nous livre-t-il ultimement ?

L’habitation poétique de la terre – affirmation de Hölderlin et interrogations de Heidegger – est doublement problématique à l’ère technicienne et mercantile des Vaishyas et des Shudras alors qu’elle ne l’était en rien et qu’elle allait donc de soi, quand un monde ou une multitude de mondes existaient (Péguy mentionne les mondes païen, hébraïque, chrétien), c’est-à-dire, comme vous le laissez entendre dans votre question, lorsque la proximité du divin était une évidence – absolue pour le monde païen, relative pour les autres, selon les écoles théologiques – au sein d’une communauté organique (cité, royaume, empire). Le « monde » moderne n’en est évidemment pas un, ce qui le rend proprement inhabitable (ne songeons pas même à un mode poétique de l’habitation !). Quand on pense à l’inhabitation divine de Dieu dans l’âme qui préoccupa tant, à juste titre, les hautes époques ! Sans le savoir, comme les humbles, ou en le sachant, comme les lettrés et les spirituels, chacun habitait alors poétiquement la terre, le poïen (fût-il celui de l’artisan ou du laboureur, donc) étant un analogue du « Fiat ! » créateur (ou des logoï spermatikoï des stoïciens, entre cent autres références dans toutes les traditions) ; chacun savait où, pourquoi et comment il demeurait (significativement, le moderne « ne sait plus où il habite ») tout en se sachant homo viator, pèlerin, voire, Noble Voyageur. Le chaos moderne, appelé progressisme par ses sectateurs (mais son nom est légion, comme celui de l’Ennemi : démocratie, liberté-égalité-fraternité, transhumanisme, wokisme, totalitarisme, libéralisme, etc.) proscrit quant à lui tout sédentarisme et tout nomadisme qui ne seraient ni déviés, ni maléficiés.

Néanmoins, en vertu des lois de l’Être, cosmiques et divines, il est impossible que la perte soit absolue (autrement, tout serait anéanti). Le néant triomphe à peu près partout, certes, mais il y a forcément des « petits restes » ou, si l’on use du langage kabbalistique, des « étincelles ». Parmi eux, précisément, les poètes, qui « font mémoire » (anamnèse ou réminiscence), actualisent (les possibles) et présentifient (dévoilement, révélation). Voilà pourquoi « ce qui demeure, les poètes le fondent ». Les poètes persistent à…demeurer les hommes du salut, non pas tant au sens sotériologique, qu’au sens marial de la salutation angélique ; ils persistent donc à demeurer les hommes de la lou-ange (sic) et de la gratitude. C’est pourquoi Orphée, même après sa décollation, continue de vaticiner (il en est de même, évidemment, de tous les saints céphalophores). Peut-être est-ce là la manière ultime d’habiter poétiquement la terre : le savoir de l’infini.

 

Propos recueillis par Guillaume Staub

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