Nous nous retrouvons pour un entretien avec Guillaume Travers, afin d’évoquer la figure particulièrement méconnue en France, de l’économiste Werner Sombart ! Figure d’autant plus méconnue dans nos milieux d’Action Française, qu’elle est une figure de la pensée allemande qui produisit ses travaux, alors que notre mouvement combattait les influences venues de cette région d’Europe (pendant la première moitié du XXe siècle). Néanmoins, il n’est pas inintéressant, comme nous le verrons durant cet entretien, de se pencher sur quelques facettes particulièrement riches de son œuvre. Œuvre qui nous sera bien plus accessible grâce à Guillaume Travers qui vient de nous offrir tout récemment une trilogie d’ouvrages sur notre économiste, en écrivant, tout d’abord, une biographie de Werner Sombart dans la collection « Qui suis-je ? » des éditions Pardès, en dirigeant, ensuite, le dernier numéro de la revue Nouvelle Ecole, consacré à cet auteur, en ayant, enfin, traduit et préfacé, pour la première fois, l’œuvre de Werner Sombart Amour, luxe et capitalisme. Le gaspillage comme origine du monde moderne. Une activité éditoriale particulièrement riche, quand on pense au peu de publications qui les précédèrent.

Action Française : Cher monsieur, nous vous remercions de nous avoir accordé cet entretien pour l’Action française. Pourriez-vous, en guise d’introduction, nous présenter les grandes lignes de la vie de Werner Sombart afin que nous puissions mieux le situer dans son environnement ?

Guillaume Travers : Werner Sombart vit à cheval sur le XIXe et le XXe siècle. Il naît en 1863, meurt en 1941. Les changements qu’il perçoit durant ses jeunes années sont ceux associés à la « révolution industrielle » (plus tardive en Allemagne qu’en Angleterre ou en France) : dissolution des communautés organiques, disparition de l’artisanat et essor de la grande entreprise, exode rural et expansion des villes. Après une thèse en économie, c’est ce sujet de la fin de l’artisanat qui l’intéresse au premier chef. Mais cela le porte vite à étudier l’évolution des systèmes économiques de manière beaucoup plus large. En 1902, Sombart publie la première édition de son très grand livre, Le capitalisme moderne. Cet ouvrage a une grande importance dans l’histoire des idées, puisque c’est lui qui popularise le terme de « capitalisme » au sein du monde universitaire. Les deux ou trois décennies qui suivront seront consacrées à l’approfondissement des thèses sur l’origine du capitalisme. Sombart publiera aussi, des livres annexes, issus de ces travaux : sur la figure du bourgeois, sur le luxe, sur la guerre, et sur l’influence du judaïsme dans l’essor du capitalisme. Sa notoriété est alors immense, à la fois chez les économistes (il est l’un des principaux représentants de l’école dite « historique ») et chez les sociologues : il est d’ailleurs l’un des pères fondateurs de cette discipline en Allemagne, avec Weber, Simmel ou Tönnies. Les dernières années de sa vie seront davantage consacrées à la quête d’une « troisième voie », entre capitalisme et socialisme marxiste. C’est ce qu’il nomme un « socialisme allemand » – un terme qui sera souvent mal compris, après la Seconde Guerre mondiale -.

AF : Werner Sombart est avant tout un économiste, l’un de ceux qui se détachent de la quasi-totalité de nos économistes modernes. Ces derniers semblent toujours chercher des lois économiques intemporelles et détachées de tout ancrage géographique, c’est-à-dire des lois économiques valables pour tous les temps et pour tous les lieux, bref des lois économiques universelles. Pourriez-vous nous exposer la vision que développa, au contraire, Werner Sombart ?

 

Guillaume Travers :  La plupart des économistes « classiques » ou « néoclassiques » veulent faire de l’économie une science calquée sur la physique ou les mathématiques : leur ambition est de penser le monde social selon des « lois », des « théorèmes », etc. Sombart, comme ses pères de l’école « historique » allemande, promeut au contraire, ce que l’on peut appeler un « dualisme méthodologique » : l’idée que les sciences sociales sont fondamentalement différentes des sciences physiques, et requièrent donc des méthodes différentes. On peut résumer ainsi : deux astéroïdes, placés dans des circonstances exactement identiques, se comporteront de manière identique, car ils sont soumis aux mêmes lois (de la gravitation, etc.) ; à l’inverse, un français et un allemand, dans les mêmes circonstances, n’agiront pas de la même manière. Leur enracinement, leur culture, leurs valeurs, etc., les porteront à faire des choix différents. En d’autres termes, si l’on veut comprendre le monde social, il est illusoire de chercher des lois, il faut au contraire comprendre le contexte culturel, « spirituel », dans lequel s’inscrivent des faits particuliers. L’approche « historique » de Sombart vise précisément à décrire l’esprit qui a animé différentes époques : cela permet par exemple, de comprendre que la mentalité qui prévaut dans une corporation médiévale n’a rien à voir avec celle qui prévaut dans une grande entreprise moderne. Pour le dire autrement : les hommes n’ont pas toujours et partout, été les mêmes ; ils n’ont pas toujours et partout, été des homo oeconomicus.

AF : Quant à notre époque, elle est très largement dominée par le capitalisme sous ses diverses formes et nuances selon les régions. Werner Sombart, plus que nul autre peut-être, parvint à comprendre à la fois la genèse du capitalisme et ce qu’il est fondamentalement, sa nature profonde. Pour lui, qu’est-ce que le capitalisme et comment est-il venu au monde ?

 

Guillaume Travers :  Ici, Sombart est profondément original. Chez Marx par exemple, le capitalisme est un fait matériel, défini par des rapports entre classes, entre capital et travail, etc. Chez Sombart, le capitalisme est au contraire un fait de nature « spirituelle ». Pour le dire simplement, nous sommes devenus capitalistes le jour où notre « esprit » (Geist), c’est-à-dire notre vision du monde, notre échelle de valeurs, notre mentalité, a changé. Le monde capitaliste réduit tout au calcul, à l’utilité, au profit et au confort individuels, là où le monde précapitaliste pensait davantage en termes de communauté, de valeurs qualitatives (honneur, sacré, sens du travail bien fait, etc.). Ce changement de valeurs a de nombreuses causes, et jamais Sombart se ne laisse aller à une analyse monofactorielle. Parmi ces multiples causes, il étudie notamment : le rôle des migrations, celui du judaïsme, l’essor de l’État et de la guerre moderne, les changements des rapports hommes-femmes, etc.

 

AF : Etant donné que le capitalisme est avant tout un esprit, celui qui l’incarne au mieux, le bourgeois, se définit également par une mentalité donnée. Quelle est-elle ? D’ailleurs, est-ce que le bourgeois a évolué et a connu diverses phases – du bourgeois vieux style à l’homo economicus – ou une définition intemporelle peut-elle lui être donnée ?

 

Guillaume Travers :  Les deux à la fois ! Il y a chez Sombart ce que l’on peut appeler une « figure-type » du bourgeois qui est, en grande partie, intemporelle. Et puis il y a les bourgeois en chair et en os, et ceux-ci ne collent jamais exactement à la figure-type : il y a donc une histoire de la bourgeoisie, avec plusieurs phases, au cours desquelles les « bourgeois » se comportent plus ou moins conformément à leur figure-type. Pour le dire simplement : le type-idéal du bourgeois, selon Sombart, c’est l’homme qui se comporte toujours en se demandant quel est son meilleur intérêt individuel, comment il peut améliorer un petit peu plus son confort ou sa fortune. C’est donc quelqu’un qui passe son temps dans le bas calcul, dans la rationalité utilitaire, et qui est devenu incapable de concevoir ce qui ne se réduit pas à la stricte utilité individuelle, c’est à dire la grandeur, l’honneur, les valeurs seigneuriales, le sens de la communauté, le sacrifice personnel, l’esthétique et le sacré, etc.

 

AF : J’aimerais, si vous le voulez bien, que nous revenions à l’origine du capitalisme et au rôle spécifique que la religion y joua. Werner Sombart écrivit, en réponse à L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme de Max Weber, un livre intitulé Les Juifs et la vie économique. Pourriez-vous nous exposer la thèse qu’y développe Werner Sombart ?

 

Guillaume Travers :  Dans son livre classique, Weber montrait en quoi le calvinisme avait constitué un terreau favorable à l’essor de l’esprit capitaliste. Sombart (qui avait une profonde amitié pour Weber) lui répond en substance : « ce n’est pas faux, mais tout ce que l’on trouve dans le calvinisme existe aussi, sous une forme chimiquement plus pure, dans la religion juive ». Son argument se déploie dans deux directions principales : d’abord en montrant que des personnalités juives sont associées à plusieurs des grandes étapes du capitalisme (essor de techniques bancaires, monétaires, financières, publicitaires, etc.), ensuite en montrant en quoi l’esprit du judaïsme a des affinités avec l’esprit du capitalisme. Il montre par exemple que le judaïsme déploie, plus que d’autres religions, l’idée d’une vie toute entière soumise au calcul, à des lois strictes imposant un contrôle rationnel de la vie. Il fait aussi du judaïsme une religion issue du « désert », dont les grands principes portent donc à penser le monde comme un terrain, plat, indifférencié, où les enracinements territoriaux sont secondaires (par opposition au monde européen de la « forêt »). Si, après la Seconde Guerre mondiale, le livre a parfois été accusé d’antisémitisme, signalons qu’il a, à sa parution, été très favorablement accueilli dans de nombreux milieux juifs.

 

AF : Intéressons-nous maintenant au livre que vous venez de traduire et préfacer, Amour, luxe et capitalisme. Le gaspillage comme origine du monde moderne, livre parfaitement déroutant, tant nous ne sommes plus habitués à voir les faits économiques sous un tel prisme. Qu’entend Werner Sombart quand il parle de luxe ? Quel rôle joue-t-il dans l’essor du capitalisme ?

 

Guillaume Travers :  La société médiévale connaît le luxe, mais c’est un luxe collectif, par exemple les tournois et les banquets que donne le seigneur. Le luxe personnel y est souvent condamné, par exemple par des lois somptuaires (qui condamnent certaines dépenses jugées excessives). La modernité et le capitalisme naissant, vont s’ingénier à réhabiliter le luxe personnel, en en faisant un facteur d’enrichissement qui « ruisselle » ensuite dans l’ensemble de la société. Sombart y voit au contraire un dissolvant de la société traditionnelle : par la dépense de luxe, on peut se hisser à une position sociale qui n’est pas la nôtre. Par exemple, le bourgeois peut briller davantage que le seigneur ou le chevalier. Le luxe moderne cesse donc d’être collectif pour devenir individuel, et le monde moderne se lance dans une vaste course au luxe, par laquelle il s’agit de déployer des splendeurs toujours plus grandes. Non seulement cette dynamique, qui naît au sein des cours princières, stimule des circuits d’échanges à l’échelle mondiale, mais elle permet aussi l’essor de marchés de plus en plus massifiés. C’est dans la production de biens de luxe que l’artisanat est d’abord remplacé par des modes de production plus industriels.

 

AF : Quelle place tient la femme dans cet essor du capitalisme ? Quel est le lien avec le luxe précédemment décrit ?

 

Guillaume Travers :  Sombart décrit un changement des rapports hommes-femmes, qui trouve ses origines au Moyen Âge. La femme acquiert de plus en plus d’importance sociale. Mais il ne s’agit pas là de n’importe quelle femme, il s’agit surtout de la femme illégitime : la courtisane, celle que l’on entretient en vue de plaisirs sensuels. Dans les dépenses des princes, les montants versés pour les courtisanes dépassent souvent de loin, ceux dévolus aux reines : il suffira de songer aux très nombreux châteaux qui ont été construits pour elles. Ces femmes illégitimes, que l’on trouve essentiellement dans les villes, sont à l’origine de la multiplication des dépenses de luxe, et du changement des dépenses de luxe. Par exemple, le luxe qui leur est destiné est de moins en moins tourné vers l’extérieur (tournois et banquets), mais vers l’intérieur (ameublement, habits, plaisirs de la table).

 

AF : Werner Sombart, à l’instar de bien d’autres auteurs de la Révolution conservatrice, semble tracer entre le marxisme et le capitalisme, une troisième voie. Pourriez-vous nous expliquer cette notion et ce qu’elle signifie chez notre auteur ?

 

Guillaume Travers :  Sombart montre que capitalisme et marxisme ont énormément en commun, à commencer par leur matérialisme. Pour le dire très grossièrement, les capitalistes disent « enrichissez-vous ! » et les marxistes répondent « nous ne sommes pas assez riches ». Mais, dans les deux cas, on juge d’un système à l’aune de la richesse, des valeurs matérielles qu’il procure. Pour Sombart, c’est ce matérialisme qu’il convient de dépasser. La « troisième voie » qu’il propose est donc « spirituelle » : l’enjeu est de rejeter le matérialisme en réaffirmant le primat d’autres valeurs. Il s’agit par exemple, d’affirmer qu’une chose belle ou sacrée peut valoir davantage qu’une chose utile, que l’honneur peut être plus grand que la fortune boursière, etc. Cette troisième voie « spirituelle » ne peut pas être définie dans l’abstrait : elle doit être conforme à l’esprit et aux valeurs traditionnelles des peuples. Ce qui préoccupe Sombart est la quête d’un modèle conforme aux valeurs prussiennes, à l’esprit germanique. Mais on peut aisément transposer son argument à la France : si nous voulons dessiner notre propre troisième voie, il s’agit avant tout de savoir ce qu’est l’« esprit  français », et d’œuvrer à sa renaissance.

 

AF : Nous vous remercions d’avoir répondu à nos questions et invitons nos lecteurs à se procurer au plus vite les différents ouvrages qui viennent de sortir sur Werner Sombart, auteur malheureusement encore trop inconnu !

Propos recueillis par Guillaume Staub.

Travers Guillaume, Werner Sombart, Éditions Pardès, collection “Qui suis-je ?”, Grez-sur-Loing, 2022, 128 pages.

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