Le petit garçon de sept  ans, qui prononçait le 23 mai 1 059 de sa frêle voix le serment du sacre, un an avant la mort d’Henri 1er, était devenu au fil des ans un homme usé et, dit l’historien médiéval Orderic Vital, « moult affaibli » qui semblait se désintéresser du royaume. «  Emporté par la violence de son désir pour la femme qu’il avait enlevée, il ne s’occupait plus qu’à satisfaire sa voluptueuse passion. Dans son excessif relâchement, il ne s’intéressait plus à l’État, ni ne souciait de la santé de son corps bien fait pourtant et plein d’élégance », écrivait alors sévèrement Suger, le futur abbé de Saint-Denis, qui constatait par ailleurs le fort embonpoint qu’avait atteint le roi.

Le quatrième roi de la dynastie capétienne, né en 1 052, fut un cas à part. Alors que tous les Capétiens furent fidèles aux voeux de leur mariage (quand ils répudièrent une épouse ce fut toujours après un jugement de Rome, et quand ils prirent une maîtresse, leur faute fut personnelle, mais ils ne se permirent pas de rompre eux-mêmes ce que Dieu avait uni), Philippe 1er, lui, personnage sensuel, se laissa engourdir par l’amour coupable au point de vivre délibérément dans le péché, et d’en être fier ! 

Il avait épousé en 1 071, à dix-huit ans, Berthe de Hollande, fille de Florent 1er, comte de Hollande, et petite-belle-fille de Beaudouin V, comte de Flandre, qui avait été régent de France. Ce mariage fut habilement négocié afin de faire oublier que le roi Philippe, pour sa première opération militaire, avait été battu en 1 071 par un vassal révolté qui n’était autre que Robert de Frise, dit le Frison, beau-père de Berthe. On célébra donc ce mariage en 1 072, et il fut béni au bout de six ans par la naissance de cinq enfants, dont Louis, l’héritier (futur Louis VI le Gros).

Au bout de vingt ans, Philippe décida de répudier cette épouse et de la faire enfermer dans un monastère près de Montreuil. Car il s’était épris, un jour à Tours, de Bertrade de Montfort, une intrigante très belle, mais déjà mariée au vieux Foulques IV, comte d’Anjou, dit le Réchin (1 043-1 109), lui-même toujours en quête de jeune compagnie et déjà marié avec une autre femme encore vivante (était-ce Lancelotte de Beaugency, ou Hermengarde de Bourbon, ou Orengarde de Chatelaillon ?) qu’il avait fait enfermer dans le donjon de Beaumont-les-Tours !

Philippe envoya en 1 092 à Tours un détachement d’officiers dévoués pour amener Bertrade à Paris. Il prétendait l’épouser et il trouva effectivement un évêque courtisan, celui de Senlis, pour bénir cette union deux fois adultère. Or cette même année 1 092, Berthe s’éteignit discrètement à Montreuil, ce qui ne modifiait en rien le cas de Bertrade. Grande colère des prélats français, notamment d’Hugues (1 040-1 106), évêque de Die, puis de Lyon, lequel présida le concile d’Autun, en octobre 1 094, qui, à sa demande,  excommunia les deux concubins. Excommunication confirmée par le pape Urbain II au concile de Clermont en 1 095 auquel le roi osa ne pas se présenter.

Désormais l’interdit était jeté sur le royaume de France. Alors, Philippe fit mine de se soumettre, après avoir tenté de brouiller entre eux deux des partisans de la sanction, mais n’en continua pas moins à vivre maritalement avec Bertrade, qu’il laissa même trafiquer des évêchés pour alimenter les caisses de l’État.  Et ce scandale allait durer de longues années. Les cloches s’arrêtaient de sonner dans les villes où passaient les époux adultères, mais la situation ne semblait pas gêner Bertrade qui parvint même, un jour à réunir son mari légitime et son amant le roi ; assise toute rayonnante entre les deux, elle faisait déjà figure, dirions-nous aujourd’hui, de femme moderne…

La politique du roi se ressentait de ce coupable abandon. Heureusement les dernières années de son règne, son fils Louis prenait en mains le gouvernement du royaume, mais la liaison du roi faillit bien jouer un mauvais tour aux Capétiens, car Bertrade était aussi méchante que belle : elle détestait les enfants que Philippe avait eus de Berthe, sa femme légitime, et elle voulait pousser les siens vers le trône (les trois qu’elle avait eus de Philippe et qui étaient illégitimes). Un jour elle tenta même d’empoisonner Louis ; on ne sut jamais de quoi était composé le breuvage, mais la victime en garda toute sa vie un teint d’une pâleur étrange. Et Philippe avait si peur de chagriner cette mégère qu’il n’osait même pas faire sacrer Louis tout de suite et l’associer au trône, comme Hugues Capet en avait institué la sage coutume : il se contenta de réunir en 1 101 une assemblée solennelle qui nomma Louis, alors âgé de vingt ans, seulement roi désigné. Cela aurait pu être lourd de conséquences pour la dynastie…

La conversion de la “nouvelle Jézabel”

C’était un scandale permanent qu’il exhibait devant tout le royaume. Avec l’arrivée sur le trône pontifical de Pascal II succédant à Urbain II, Philippe crut possible de négocier une solution  de renonciation à sa liaison scandaleuse, jusqu’à ce qu’il eût obtenu une dispense pour contracter un mariage légitime avec Bertrade. Le subterfuge était évident et n’en imposa nullement à Pascal II. Le roi fit alors intervenir  l’évêque Yves de Chartres à charge pour lui de trouver une solution : ce dernier écrivit une lettre au pape le priant d’user d’indulgence et de faire preuve de sentiments paternels. De son côté Bertrade s’enracinait dans sa situation d’épouse et de reine. Elle fut prise, dit Hugues de Flavigny, historien bénédictin, « d’un véritable accès de rage » en entendant un jour à Sens l’archevêque Daimbert jeter l’anathème sur « la nouvelle Jézabel ». « Levant sa main impie contre Dieu lui-même, poursuit Hugues de Flavigny, elle envoya des soldats briser à coups de hache les portes de la cathédrale [….] Dans sa démence Philippe ne savait plus rougir ; il n’avait même pas conservé le sentiment de sa dignité royale ».

Le dénouement allait venir, contre toute attente, de Bertrade elle-même, qui se trouva toute retournée après avoir entendu parler le plus grand prédicateur du temps,  le moine Robert d’Arbrissel. La parole de celui-ci, nous dit Ivan Gobry, fut « comme à son habitude, ardente, fulgurante, bouleversante ». Bertrade fut saisie. Comment résister ? Aussitôt elle demanda un entretien au divin prédicateur. « Et ce qu’aucune malédiction de la chaire de saint Pierre n’avait pu opérer, la flamme de cet homme le fit.  Bertrade sentant s’évanouir en elle tous les désirs de la domination, tous les attachements du luxe, tous les enlacements de la volupté, décida de rompre le charme qui la tenait prisonnière.» Elle s’empressa de signifier à Philippe qu’elle se soumettait à la loi divine et quitta la Cour sans rien emporter. Elle courut vers l’ouest pour se remettre entre les mains de son confesseur, lequel la mena dans une forêt où il avait préparé une hutte pour qu’elle y pleurât à jamais ses péchés, là où s’élèverait plus tard le monastère de Fontevraud.

Philippe, un peu décontenancé de ce qui lui arrivait, écrivit assez piteusement à l’évêque Lambert d’Arras, légat pour le royaume de France, pour lui annoncer qu’il se soumettait à toutes les exigences du décret papal. L’acte de soumission eut lieu le 1er décembre 1 104 à Paris devant le légat et un concile des évêques de France : « Moi, Philippe, roi de France, je promets et je jure de n’avoir plus aucune relation coupable avec Bertrade, je renonce pour jamais et sans restriction à ce péché, ou plutôt à ce crime ». Voilà une affaire grave qui finissait bien, mais elle avait fait perdre treize ans de règne à Philippe 1er, et l’on peut voir la main de Dieu dans son heureux dénouement, comme dans le fait que, malgré ses fautes, Philippe eût pu poursuivre avec quelque bonheur l’?uvre capétienne.

Louis, dompteur des barons d’Île-de-France

De plus – et c’est une nouvelle preuve de la réalisation des desseins de Dieu sur la France – : Louis, le successeur, roi “désigné”, était déjà là depuis des années, montrant qu’il n’avait pas froid aux yeux et qu’il était bien disposé à revitaliser la couronne et à la faire respecter sur le propre domaine du roi par de petits seigneurs qui étaient de grands brigands. Car ils devenaient de plus en plus insolents, ces hobereaux d’Île-de-France : depuis que l’un des leurs avait réussi à tenir le roi Philippe à sa merci, ils ne se retenaient plus. Le seigneur de Montmorency se permettait de ravager les terres de l’abbaye de Saint-Denis ; cité devant la Cour, il ne se présenta pas. Ce fut alors que Louis intervint : « Voyant un si courageux et si magnanime prince à sa porte, dont les forces pouvaient avec le temps ruiner son château, le sire de Montmorency se rendit à sa discrétion » et alla à Paris baiser la main du roi..

Il importait d’en finir avec cette insécurité : impossible de se lancer dans une grande politique tant que le roi n’était pas sûr de pouvoir se rendre sans encombres de Paris à Orléans.  

Il fallait sans cesse se battre contre Mathieu de Beaumont, Eble de Roucy, Thomas de Marle. Parfois, il fallait négocier avec les uns pour abattre plus sûrement les autres… Jeu difficile : Louis payait à chaque fois de sa personne !

Les fameux châteaux de Montlhéry, de Corbeil, de Rochefort étaient, au sud de Paris, comme des repaires de malfaiteurs. Philippe 1er, n’osant pas les attaquer, avait fait d’un sire de Rochefort son sénéchal. Puis il avait accepté d’arranger des fiançailles entre le prince Louis et la fille de Gui le Rouge, propriétaire du fameux donjon de Montlhéry. Cela n’empêcha pas que, pour obtenir la garde du donjon, Louis eut encore à se battre. Enfin le donjon tomba : et le vieux roi Philippe dit à son fils : « Mon fils, garde avec vigilance cette tour qui m’a causé tant de tourments qu’elle a suffi à me faire vieillir ». L’historienne Marie-Madeleine Martin voyait dans ces mots simples « toute l’obstination capétienne à défendre et à unifier le domaine »

Aux prises avec ces loups ravisseurs, Philippe et Louis ne s’apercevaient pas du danger qui renaissait du côté anglo-normand. Le roi d’Angleterre Guillaume le Roux mourut à la chasse en 1 100. Son frère, Robert Courte Heuse, duc de Normandie,  nous le savons, était alors à la Croisade, ce qui permit à son autre frère, le troisième fils du Conquérant, Henri Beauclerc, de se proclamer aisément roi d’Angleterre et de s’emparer de cette Normandie si mal tenue par Robert et déjà pas mal entamée par le roi défunt. Or Robert ne se laissa pas oublier, il revint de la Croisade, bien décidé à exacerber chez les seigneurs normands les ressentiments contre son Anglais de frère. Cela ne dura guère : en 1 106, en quelques jours, la Normandie fut absorbée par l’Angleterre et Robert Courte-Heuse, battu à Tinchebray, fait prisonnier. Philippe et Louis allaient en supporter longtemps les conséquences…

Pas enterré à Saint-Denis

Philippe 1er comprit, mais un peu tard, le caractère essentiellement familial de la monarchie. L’hérédité du trône poussait les rois à se grandir, à se sacrifier, à se hausser jusqu’à la cime de leur personnalité, donc à dominer les élans de leur coeur. Cette loi divine était dure, mais elle était aussi source de beauté et de grandeur. Nous ne pouvons savoir comment Dieu accueillit cette âme repentante malgré elle, mais nous savons que Philippe souffrit de ne pas avoir pu se conduire avec autant de bienveillance que ses prédécesseurs envers l’Église et son voeu d’être enterré à l’abbaye Saint-Benoît à Fleury-sur-Loire, et non à la nécropole royale de Saint-Denis, dit tout le drame de ce règne qui tourna trop souvent à la tragi-comédie.

L’abbé Suger, qui le vit pleurer lors des funérailles de son père, louait Louis VI le Gros, le nouveau roi :  « Admirable de grandeur d’âme car, durant toute la vie de son père, ni pour la répudiation de sa mère, ni même pour les faveurs données hors mariage à l’Angevine, il ne l’offensa jamais en rien ni ne chercha, comme c’est la coutume d’autres gens, à mettre le désordre  dans le royaume en portant atteinte sur quelque point à son autorité.  

Déjà, Louis VI s’installait à Paris à l’Hôtel de la Cité…

Michel Fromentoux

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