Le désastre de vingt ans de protectorat états-unien sur l’Afghanistan (2001-2021), avec la reprise du pouvoir à Kaboul le 15 août 2021 par les Talibans, a été beaucoup commenté. Comment cela-t-il été possible ? Des motifs certainement pertinents de l’effondrement des autorités laissées en place par les Américains ont été souvent évoqués : la corruption massive des milieux politiques et de l’armée afghans, une activité économique bien trop faible pour les éléments légaux et se limitant pour l’essentiel à la production et exportation de drogue ; aucun soldat afghan n’a été motivé pour se battre afin de défendre un tel régime, et un tel état de son pays. Ce qui est déjà plus rarement rappelé est que les Talibans, mouvement armé djihadiste sunnite radical, correspondent probablement aux souhaits de la majorité de la population, musulmane sunnite très conservatrice, en particulier dans les campagnes, où résident encore plus de 80% de la population. Une forme de fierté nationale a pu jouer, les Talibans réussissant à incarner après vingt ans de lutte une prétention de résistance indigène face à un gouvernement perçu comme une marionnette de l’étranger ; les Talibans ont su faire oublier leur origine pakistanaise au début des années 1990.

Tout ceci, grossièrement résumé, est vrai. Mais il manque à cette énumération cumulative, tous ces éléments concourant au désastre, une cause essentielle de l’échec de la mise en place, ou de la restauration, d’un Etat afghan distinct de celui des Talibans (déjà au pouvoir en 1996-2001) : la renonciation, après quelques velléités, par l’occupant américain, à la restauration de la monarchie afghane. La famille royale était pourtant prête à coopérer, et à s’engager sur le terrain pour son pays. Le fanatisme républicain états-unien, détestant toute forme monarchique de l’Etat par principe, a clairement joué un rôle dans ce désastre.

Le sujet évidemment d’actualité, s’avère en outre particulièrement intéressant, puisque dans un cadre différent de celui de la France, il démontre la pertinence de la philosophie politique de Maurras : une monarchie, une monarchie héréditaire, enracinée dans l’Histoire, constitue un des facteurs essentiels de la cohésion d’un Etat et d’une société.

 UN PAYS FONDE PAR LA MONARCHIE

L’Afghanistan a été fondé comme Etat moderne en 1747, autour de sa monarchie nationale, celle de la dynastie des Durrani, en profitant de très graves troubles intérieurs affectant alors l’Empire perse, auquel il appartenait jusque-là. Ce pays avait connu par le passé des phases de haute civilisation, souvent dans le cadre de l’aire culturelle perse, avec de nettes influences grecques – royaume grec de Bactriane aux IIIème et IIème siècles- ou indiennes à certaines périodes. En ont témoigné les célèbres bouddhas géants de Bamyan, détruits par la fureur iconoclaste des Talibans en 2001. Le pays a été peu peuplé jusqu’à l’explosion démographique du vingtième siècle, passant de 2 millions d’habitants en 1900 à 40 millions en 2021, en dépit des pertes et des exils massifs du fait de l’état de guerre permanent depuis 1978-1979.

L’Afghanistan a été édifié autour de l’ethnie des Afghans, au sens historique du mot. Le terme s’est étendu au XXème à tous les habitants de l’Afghanistan, de toutes les ethnies. Aussi les Afghans ethniques sont-ils désormais plus couramment nommés Pachtouns, ce terme ethnique spécifique étant resté pertinent. Les Pachtouns forment la première ethnie d’Afghanistan avec un peu plus de 40% de la population. C’est une population installée depuis plusieurs siècles sur ces confins orientaux de la Perse historique, qui avait jusque-là utilisé comme langue littéraire le persan. Leur territoire déborde d’ailleurs sur les territoires occidentaux du Pakistan actuels, où, répertoriés sous le nom de Pathans, ils y sont d’ailleurs plus nombreux -peut-être 30 millions- qu’en Afghanistan -16 millions- ; ils y restent néanmoins nettement minoritaires dans le grand pays voisin très peuplé -220 millions d’habitants- héritier de l’Inde islamisée.

L’Afghanistan a été fondé grâce à une opportunité historique -effondrement temporaire de la Perse au XVIIIe siècle-, la mobilisation de l’ethnie pachtoune et du monde sunnite local autour de la dynastie des Durrani. L’Afghanistan est en effet peuplé à 85% de sunnites, ce qui est un important facteur d’unité, car il peut rassembler Pachtouns, Tadjiks, Ouzbeks. Le chiisme, religion nationale de la Perse n’avait pas réussi à s’imposer dans ces provinces périphériques orientales, ne laissant qu’une minorité chiite, immédiatement persécutées, constituée principalement de l’ethnie des Hazaras.

La monarchie afghane a réussi, avec toutes ses faiblesses et limites, néanmoins, à former un Etat véritable qui a su résister au XIXème et au début du XXème siècle à trois invasions majeures venues de l’Inde britannique. Le pays, amputé de ses confins orientaux (en 1890, par la Ligne Durand) certes -actuellement au Pakistan-, a donc survécu. Il a évité le destin de son voisin méridional, le Baloutchistan, pourtant beaucoup plus homogène ethniquement, peuplé surtout de Baloutches sunnites, définitivement partagé dans les années 1930 (suite à l’accord de 1870) entre la Perse et l’Inde britannique, et depuis 1947 le Pakistan.

UN ROI LIBERAL, UNE POLITIQUE DANGEREUSE ?

Comment commença le drame de l’Afghanistan ? Il y a eu bien sûr des facteurs internes structurels, une mosaïque ethnique toujours fragile, et surtout externes, avec un contexte de la Guerre Froide, ce qui a rendu ce pays perdu, isolé, en apparence du moins « stratégique », puisque frontalier de l’Union Soviétique et situé sur la route de l’Océan Indien à l’Asie Centrale -via le Pakistan-. Le KGB comme la CIA ont intrigué depuis les années 1960 pour se trouver des soutiens : l’URSS les a multipliés au sein des officiers de l’armée, en partie formés dans les académies militaires soviétiques, et les partis progressistes, plus ou moins communisants. La CIA les a trouvés dans les milieux piétistes musulmans, opposants déterminés et à l’agenda libéral du roi et aux programmes progressistes plus ou moins inspirés par l’URSS.

Le roi Zaher (1933-1973) a voulu moderniser l’Afghanistan. Sur le plan technique et technologique, il n’avait pas tort. Tout Etat a besoin de vraies routes, de voies ferrées, d’un réseau d’irrigation -du moins dans un pays trop sec ou aux précipitations mal réparties-, d’électricité, d’une agriculture assez efficace pour assurer l’autosuffisance alimentaire, d’une industrie capable de répondre aux besoins de la population… C’était certainement un ambitieux programme, pourtant vital. Y renoncer aurait été délibérément abandonner le pays au sous-développement, ce qui a fini par avoir lieu du fait de la guerre permanente.

Le roi Zaher a cru devoir moderniser aussi les institutions et la vie politique, c’est-à-dire, pensait-il, en libéralisant le régime. Il a voulu associer au pouvoir les élites traditionnelles -chefs tribaux- ou récentes -rares commerçants urbains fortunés-. Il a ainsi fragilisé son autorité. Les partis politiques, les associations pieuses islamistes, légaux ou tolérés, ont jeté les bases de la guerre civile à venir, en diffusant leurs idées dans les populations. Ces notables ont œuvré en commun, en une alliance objective, contre le pouvoir royal, puis, celui-ci éliminé, se sont dressés les uns contre les autres, conduisant à la guerre civile.

Ainsi, un roi libéral risque de perdre son autorité, puis le pouvoir. On songe immédiatement à Louis XVI en France, qui a perdu autorité et pouvoir effectif à l’été 1789, et qui, sans Varenne, aurait pu vivre exilé en Autriche des décennies. Le roi Zaher a su fuir à temps pour sauver sa vie. Mais sa politique libérale a donc provoqué un engrenage révolutionnaire assez typique : il a été renversé par son cousin, le prince Daoud (1973), instaurant une république à forte composante monarchique ; puis Daoud a été renversé (1978) à son tour par ses anciens alliés politiques, des progressistes de plus en plus communisants. Ces derniers ont pris le pouvoir dans une atmosphère d’anarchie dans les villes, différentes factions communistes s’opposant les unes aux autres. Ce qui n’aurait pu être, peut-être, qu’une crise de quelques années, a finalement duré des décennies, chaque camp de la Guerre Froide ne voulant pas être dépassé par l’autre. L’invasion soviétique de 1979, afin de sauver un gouvernement communiste (ou quasi-communiste) vacillant, face à une opposition islamiste déjà soutenue par les Etats-Unis, a considérablement aggravé les choses. Mais le départ effectif en 1988-1989 de l’armée soviétique n’a pas mis fin à la guerre civile afghane, qui n’a cessé, avec des modalités et intensités diverses, de se poursuivre jusqu’en août-septembre 2021. Les Talibans y ont peut-être mis fin avec la prise de la Vallée du Panchir début septembre.

Un roi autoritaire sur le plan intérieur, prudent sur le plan extérieur, aurait pu épargner bien des maux à ce pays. Certes, l’Afghanistan n’aurait pas été un pays prospère mais il aurait pu atteindre au mieux le niveau du Népal ou de l’Ouzbékistan.

UN PAYS STRUCTURELLEMENT DESTABILISE SANS SON MONARQUE

La stabilisation de l’Afghanistan a donc été fondamentalement impossible depuis la disparition de la monarchie en 1973. Ce constat ne peut révéler du seul hasard. C’est la démonstration par l’absurde de sa nécessité.

La haine antimonarchique commune aux soviétiques dans les années 1980 et aux états-uniens dans les années 2000-2010 a empêché une indispensable restauration.

Les chefs de remplacement mis en place à Kaboul, comme Najibullah ou Karzaï, et dans les capitales provinciales, par Moscou ou Washington n’ont jamais réussi à s’imposer. Ils sont pratiquement tous déjà oubliés. Les soviétiques ont relativement mieux réussi que les Américains, avec un gouvernement afghan allié contrôlant jusqu’au printemps 1992 les grandes villes et les grands axes, plusieurs années après le retrait soviétique, et même quelques mois après la fin de l’URSS. A l’inverse, le dernier gouvernement mis en place par Washington n’a pas tenu plus de cinq semaines après le retrait total effectif des militaires américains début juillet 2021. Mais les uns comme les autres n’ont manifestement pas réussi dans le temps long à établir un régime politique enraciné dans les traditions afghanes et perçu comme légitime.

A l’hiver 2001-2002, après le renversement des Talibans par l’armée américaine et leurs alliés afghans de l’Alliance du Nord, il avait été question dans les milieux diplomatiques, à Washington comme à Kaboul, de restaurer la monarchie. Le roi Zaher était rentré d’exil à Kaboul, avec sa famille, les uns comme les autres s’affirmant prêts à servir l’Afghanistan. Une bonne politique aurait été de restaurer la monarchie, de rendre le pouvoir au roi, de limiter l’emprise militaire étrangère -face à un péril taliban alors minimal-, et d’investir massivement dans les infrastructures routières, ferroviaires, l’enseignement primaire, priorités connues pour sortir les pays de la grande pauvreté.

Un roi aurait gouverné dans l’intérêt véritable de son pays, de ses sujets. Faute de restauration monarchique, les dirigeants afghans mis en place par l’étranger, affairistes, chefs tribaux, les uns comme les autres liés à l’économie souterraine de la drogue, ont pillé consciencieusement le pays et détourné l’aide internationale, par centaines de milliards de dollars… Ils se sont comportés comme s’ils avaient su leurs jours comptés, comportement révélateur, et catastrophique puisque largement autoréalisateur. Maurras a écrit de très belles pages précisément sur l’engagement de long terme des souverains envers leur peuple. Une restauration monarchique opérée en 2001-2002 aurait peut-être évité le désastre actuel et le retour au pouvoir des Talibans, qui n’assureront certainement pas hélas la croissance et le développement de l’Afghanistan.

Octave THIBAULT

N'hésitez pas à partager nos articles !