Après les « médecins de plateau », lors de la crise du Covid, nous voilà forcés de subir les « Généraux de plateau » avec la guerre en Ukraine.  La plupart d’entre eux se montrent soucieux de justifier leurs honoraires en se limitant à la plus plate propagande antirusse. Il est vrai qu’en temps de guerre, la première victime, dit-on, est la vérité. Il existe cependant un Général qui sort de l’ordinaire de médiocrité qui nous est imposé par les grands médias : le Général Vincent Desportes. Non que cet officier conteste frontalement l’engagement de la France, (non belligérant mais jusqu’à quand ?), mais il se permet cependant certaines incartades par rapport à la doxa atlantiste. Nous allons tenter de décrire les étapes logiques de la pensée stratégique qu’il défend avec courage depuis qu’il fut sanctionné en 2010 par le ministre de la Défense d’alors, Hervé Morin, pour avoir critiqué la stratégie américaine en Afghanistan. Par la suite, il n’aura plus de commandement et passe en 2° section, entendez qu’il est mis à la retraite. Cela ne le dissuade pas d’adresser une lettre ouverte à Alain Juppé en 2016, dans laquelle il soutenait le devoir des militaires de faire connaître leur opinion, appuyée sur la connaissance de leur métier, sans pour autant cesser de rester loyal au pouvoir politique. Sans doute mais que se passe-t-il quand les enjeux idéologiques s’opposent radicalement aux intérêts nationaux ou européens ? C’est là toute l’ambiguïté de ses prises de position.

Ainsi, quand il est interrogé par Élise Blaise sur TVL sur la guerre en cours (1), Desportes commence par affirmer « L’Ukraine ne doit pas et ne peut pas perdre. La question n’est pas de savoir si la Russie doit perdre, mais Jusqu’où peut-on laisser l’Ukraine gagner. » Et il ajoute : « il est clair que si un pays comme la Russie, doté de l’arme nucléaire, comme l’est la Corée (du nord), comme le sont l’Inde et le Pakistan, comme le seront assez rapidement de nombreux pays, peut gagner une guerre simplement parce qu’elle possède l’arme nucléaire, eh bien ce serait parfaitement déstabilisant et cela entraînerait une prolifération horizontale de l’arme nucléaire ». Voilà un raisonnement quelque peu étrange, nous semble-t-il.
 
En réalité, la Russie de Poutine a jusqu’à présent évité (en dehors de déclarations sans suite) d’user, non seulement de l’arme atomique, mais de ses produits dérivés, comme les missiles à l’uranium appauvri, ou des armes chimiques. La question nucléaire n’est donc pas posée dans ce conflit. Doit-on comprendre que si la Russie n’était pas dotée de l’arme atomique, il pourrait être envisagé de la laisser gagner ? Et de son côté, le Général Desportes n’a jamais émis une telle opinion lorsque les USA, dotés d’un arsenal nucléaire inégalé, ont agressé l’Irak et la Yougoslavie. En réalité, cette argumentation est défectueuse car elle cache une autre préoccupation que Desportes ne peut dévoiler car elle apparaîtrait trop alarmante : comme la Russie a la bombe atomique, l’OTAN ne peut pas l’attaquer directement car cela déclencherait une guerre mondiale dans laquelle le genre humain courrait le risque de son extinction.
 
Cette déclaration liminaire bancale n’empêche pas le Général de développer une vision pertinente et audacieuse des rapports de force stratégiques internationaux. Rappelons quelques thèmes, éclairés, non seulement par sa connaissance militaire, mais par celle de l’histoire et de la culture.
 
  • D’abord, il met en lumière le fait que les États-Unis d’Amérique ont une conception de la guerre fort différente de celle des Européens. Alors que nous considérons que la guerre est une manière parmi d’autres de mener une politique (Clausewitz : la politique par d’autres moyens), permettant une paix de compromis, éventuellement, les USA considèrent que la seule conclusion d’une guerre est la capitulation sans conditions parce que la guerre n’est pas l’expression de la politique, mais de la morale. Leur victoire n’est pas celle d’une nation mais celle du Bien contre le Mal. Le vaincu doit, non seulement rendre les armes, mais devenir autre. Cette conception téologicomorphiste de la guerre, carrément messianique, exclut toute paix négociée. Il y a là une grave différence d’approche (2)
  • Ensuite, Desportes n’hésite pas à montrer combien nos intérêts vitaux sont différents de ceux de l’Amérique du nord : « il est parfaitement déraisonnable pour l’Europe de lier son destin stratégique à une puissance dont les intérêts stratégiques sont de plus en plus divergents des siens. (3
  • De même, il est parfaitement lucide sur le fait que l’Europe est profondément divisée entre les États de l’ouest (France, Allemagne, Italie) dont les intérêts sont de ne pas se couper de la Russie, pour de multiples raisons, principalement économiques, mais non exclusivement, les États du nord-est, tout investis par leur ressentiment à l’égard de l’ancienne URSS (Pologne, États baltes, Roumanie, Géorgie, et bien entendu Ukraine), Les petits et moyens États du continent, qui ont renoncé à toute géopolitique, et enfin la Grande Bretagne qui suit l’Amérique et même la précède quelquefois.
  • Enfin il est conscient que les sanctions économiques, si elles ont été parées par la Russie, frappent de plein fouet l’Europe de l’ouest, au point de la conduire à la pénurie, à la récession et à des troubles gravissimes, profitent aux USA de façon scandaleuse, en provoquant une voie de plus pour augmenter leur puissance à nos dépens, et que cette situation risque de durer fort longtemps.
  • Il est forcé de reconnaître que les mesures prises par les institutions européennes pour éviter à l’Allemagne d’asphyxier son industrie sont essentiellement une charge insupportable pour notre pays, la France.
 
Alors, que propose-t-il pour répondre à cette situation tragique ? Il exhorte l’Europe à militer pour un règlement pacifique du problème ukrainien, permettant d’esquiver une destruction de la Russie, réduite dans les plans polono-baltes, à une petite nation de 40 millions d’habitants, en faisant valoir notre intérêt jusque-là méprisé. Il croit à un ressaisissement de l’Europe pour réaliser cette politique une fois la guerre terminée.
 
      Tout en respectant le courage de ce brillant officier, nous nous permettons de dire qu’il se trompe, et que, s’il voulait bien faire appel à des connaissances dont il ne manque pas, il verrait bien en quoi ses idées sont incohérentes.
 
  • D’abord parce qu’il est beaucoup trop tard. Il eût fallu s’opposer au plan américain dès 2010, plan que Washington ne cachait pas, en exigeant l’application des accords de Minsk, et si cela s’avérait impossible, en dénonçant leur violation éhontée. La suite des choses en eût été fort différente.
  • En effet, la guerre, selon l’expression de Daniel Halévy, est un accélérateur de l’histoire, et depuis février 2022, une évolution irréversible s’est mise en place. Desportes souligne avec raison que l’unité européenne s’est installée, mais sous la bannière américaine et sans possibilité d’indépendance.
  • Dès lors, seule l’issue de la guerre peut permettre de déboucher sur une solution acceptable. Soit les hostilités donnent l’avantage à l’Ukraine et à l’OTAN, et alors, Desportes le sait bien, toute voix discordante sera étouffée, car la dynamique de la victoire provoquera un épouvantable chaos dans toute l’Asie centrale, et une soumission abjecte des nations historiques de l’Europe. Il est absolument vain de croire que la France puisse faire dans un tel contexte prévaloir ses choix dans une Union européenne où elle sera ultra-minoritaire. Soit l’Ukraine recule, malgré le soutien occidental, et dans ce cas la seule solution sera de se retirer de cette alliance agressive, avec en prime l’effondrement des institutions de Lisbonne. Pourquoi attendre, dans ces conditions, au nom des prétendues valeurs démocratiques ? Le temps presse. Le Général Desportes est sans doute un bon stratège. Il aurait intérêt à compléter ses réflexions par la lecture de Bainville.
 
 
Robert Divoz
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