Louis VI et l’abbé Suger

Louis VI et l’abbé Suger

Louis VI se retrouvait donc roi de France le 25 juillet 1 108. Il était âgé de vingt-huit ans, mais la conversion de la méchante Bertrade n’étant connue que de très peu de personnes, il fallait toujours se méfier, car Louis n’avait été fait que roi désigné par son père. Il n’était donc pas encore sacré. Il n’y avait par conséquent pas une minute à perdre. Envisager un voyage à Reims était trop risqué… Sur le conseil de l’abbé Suger et de l’évêque Yves de Chartres, il accepta d’être sacré le 3 août 1108 à Orléans, au retour des funérailles de son père à Fleury-sur-Loire.

Le voici maintenant installé à Paris, à l’Hôtel de la Cité, dont il allait faire sa résidence principale, contrairement à ses prédécesseurs qui circulaient sans cesse entre Senlis et Orléans. Il s’affirmait, pour reprendre les termes du duc de Lévis Mirepoix, comme « une force, une grande force française, bienfaisante et généreuse [ …] beau de traits, grand, fort déjà corpulent, et doué d’un puissant appétit qui l’incita à fonder aussitôt un marché dans l’île de la Cité. 

Louis avait, dès la mort de son père, rompu ses fiançailles avec Lucienne de Rochefort, fille de Guy le Rouge, propriétaire de l’insolent donjon de Montlhéry. Le jeune roi se maria en 1115 avec une princesse que l’on disait fort laide mais attentive et pieuse : Adélaïde, fille d’Humbert, comte de Maurienne et de Savoie, laquelle allait lui donner sept fils et deux filles. La même année, s’éteignit Bertrade, la marâtre de Louis, au couvent des Hautes-Bruyères dont elle était devenue la prieure.

Pour le moment, le roi garda comme chancelier et sénéchal Étienne de Garlande, malgré la reine Adélaïde qui n’aimait guère la manière dont sa famille s’arrangeait pour se faire attribuer les principales charges du royaume.

L’abbé Suger

Prenait alors de plus en plus d’importance à la Cour, l’ami du roi, l’abbé Suger. Ils avaient lié amitié dès l’âge de six ans sur les bancs de l’école du prieuré de Saint-Denis, puis, ayant poursuivi ses études dans un monastère du centre de la France, l’abbé était devenu l’un des hommes les plus savants de son temps. Suger avait acquis, outre une immense culture et la connaissance des questions religieuses, une expérience précieuse des affaires séculières et administratives. Il savait tout, comprenait tout : la rhétorique, la théologie, la poésie. Il était au courant de ce qui se passait dans l’Europe entière.

Il venait de commencer de rédiger la chronique du règne.  Ses récits, précis et colorés, révèlent les éminentes qualités de Louis VI : bravoure, obstination, souci de soutenir les justes causes, volonté de faire respecter la justice royale. Un tel biographe fut à Louis VI ce qu’allaient être beaucoup plus tard Joinville à saint Louis, Richelieu à Louis XIII, Colbert à Louis XIV… C’était une qualité propre aux Capétiens que de savoir s’entourer d’hommes d’une réelle trempe, de serviteurs qui sussent garder leur franc-parler.  Il fallait pour cela autant d’humilité de la part du roi que du serviteur. L’un et l’autre s’oubliaient eux-mêmes au service de la cause de la dynastie, de la cause de la France qui les dépassait.

Nettoyer le domaine

Dès les premiers instants de son règne, Louis VI sut que son œuvre consisterait principalement à abattre toute résistance féodale. Il lui fallait tout de suite se consolider à l’intérieur du duché de France, aérer celui-ci par de vastes opérations de police, mater les brigands, raser les donjons orgueilleux, dégager les villes, libérer les communications entre les prévôtés du domaine royal.

Le pire des barons du domaine était le sire du Puiset, que Philippe 1er n’avait jamais pu assagir. Suger le décrit comme « un chien furieux que les coups et la chaîne exaspèrent et qui mord et déchire avec d’autant plus de rage tous ceux qu’il a le malheur de rencontrer. » Il fallut l’assiéger trois fois !

Autre loup dévorant, le sire Thomas de Marle, « le plus dépravé des hommes », terrorisait la région entre Laon et Amiens. Il riait au nez des clercs qui venaient tous les dimanches lui rappeler qu’il était excommunié. En 1114, le légat du pape organisa contre lui une véritable croisade. Louis VI – qu’on appelait déjà « le Gros » car il affichait un solide enbonpoint, mena la campagne avec l’aide des milices paroissiales. Il fallut quinze ans pour réduire cet enragé !

Sans cesse, le roi devait donner de grands coups d’épée dans les vallées de l’Eure, de l’Yvette, de l’Essonne, n’hésitant pas à pénétrer dans des châteaux en flammes ou à plonger dans l’eau s’il le fallait ! Homme d’action, il traduisait « ses devoirs en actes et les signait de sa sueur et de son sang, comme écrivait Paul Guth.

Le peuple lui en avait une reconnaissance infinie. Bientôt, les paysans allaient pouvoir travailler leurs champs en paix, les prêtres prier dans le calme et les pèlerins cheminer sans risque…  Louis VI avait compris qu’assurer la sécurité était le premier devoir d’un État – chose bien oubliée par les politiciens de nos jours…

Naissance en France du sens national

La politique étrangère ne cessait pas pour autant de se rappeler à lui. Et, bien sûr, c’était en la personne de celui qui, depuis 1 106, était à la fois roi d’Angleterre et duc de Normandie : Henri :1er Beauclerc. Louis VI renouait avec les ruses de son père et de son grand-père, tentant de soutenir les prétentions du fils de Robert Courte-Heuse, Guillaume Cliton, qui revendiquait la Normandie. Toujours cette volonté capétienne de séparer le duché du royaume rival….

En 1113, ce fut la guerre. Au traité de Gisors, Louis fut contraint de reconnaître la suzeraineté d’Henri Beauclerc sur la Bretagne. En 1119, les hostilités reprirent. Ce fut la déroute de Brémule, Louis VI dut s’enfuir à bride abattue, mais le roi d’Angleterr, vassal du roi de France en tant que duc de Normandie, eut l’élégance de ne pas pousser trop loin son avantage. À Gisors, une nouvelle fois, il prêta hommage à Louis VI

Or, le malheur s’abattit sur la famille d’Angleterre. En 1 120, les deux fils du roi périrent dans le naufrage de la Blanche Nef. Il ne lui restait plus qu’une fille, Mathilde, qui avait contracté, dès l’âge de neuf ans, un mariage splendide, mais fort inquiétant pour la France,  puisqu’elle avait épousé l’empereur germanique Henri V. Entre beau-père et gendre risquait de se tramer une alliance qui menacerait de prendre la France dans une tenaille…

Effectivement, l’empereur provoqua Louis VI dès 1 124. Aussitôt on assista en France à une chose extraordinaire : la mobilisation spontanée de toutes les forces vives ! Louis  VI se rendit à Saint Denis, dont l’abbé Suger  depuis deux ans était le père abbé, pour y prendre l’oriflamme rouge et or. L’abbé s’émerveilla de « cette levée en masse, de cette armée pareille à une nuée de sauterelles ». Il  y avait là le comte de Blois, le duc de Bourgogne, le comte de Nevers, le comte de Vermandois, des troupes de chevaliers et de bourgeois de Saint-Quentin, de Pontoise, d’Amiens,  de Beauvais… C’était déjà une manifestation nationale. L’anticipation avec quatre-vingt-dix ans d’avance de la glorieuse journée de Bouvines ! Le sens national était en train de naître autour du Capétien. Il faut ajouter que des écrits, comme la Chanson de Roland, qui commençaient alors à se répandre, faisaient beaucoup pour éveiller l’amour de la « doulce France » .

Voyant ce peuple aussi décidé, l’empereur n ‘osa même pas dépasser Metz : il rebroussa chemin sous prétexte d’aller réprimer une insurrection à Worms et il y trouva la mort. Louis, lui, revint à Paris sous les acclamations populaires  Il avait, dit Suger, fait briller « l’éclat qui appartient à la puissance du royaume lorsque tous ses membres sont réunis. » La leçon méritait d’être méditée.

Venait d’apparaître aussi l’une des constantes de notre Histoire nationale. Lisons Jacques Bainville : « Allemagne, Angleterre : entre ces deux forces, il faudra nous défendre, trouver notre indépendance et notre équilibre. C’est encore la loi de notre vie nationale ». Les Capétiens l’avaient compris dès 1124…

Le mouvement communal

Pendant que Louis VI et l’abbé Suger s’appliquaient à mettre en valeur le domaine royal, se développait un phénomène nouveau. À l’abri des châteaux forts, une classe moyenne s’était formée par le travail et l’épargne et supportait de moins en moins les abus de certains seigneurs dont, désormais, la protection n’était plus aussi nécessaire. Les bourgeois demandaient donc à ceux-ci des franchises, des libertés réglementant minutieusement l’ingérence des officiers seigneuriaux. Ainsi naissaient les communes, conquérant ou achetant les droits féodaux, notamment le droit d’avoir leur propre police. Cela n’allait pas toujours sans difficultés. Parfois le seigneur refusait, ailleurs le mouvement communal dépassait son objectif et  se faisait insurrectionnel, comme à Laon en 1112. Ce progrès des libertés, pour être effectif et pour ne pas dévier, avait absolument besoin du roi, suprême justicier, seul assez fort et assez indépendant pour le protéger et, aussi, le canaliser.

Louis VI appuya donc le mouvement à Amiens, à Mantes, mais il dut aussi le réprimer parfois. Tout cela restait très empirique. Avec l’aide de Suger, il alla beaucoup plus loin : il créa en 1134 la communauté rurale de Lorris-en-Gâtinais dont la charte des libertés, des privilèges et des franchises allait servir de modèle. Ce fut la première commune libre de France .

Grâce au pouvoir royal, commença le grand essor des classes moyennes. La monarchie capétienne favorisait le progrès social.

Le renouveau religieux

L’Église avait entrepris au temps de Philippe 1er une grande réforme, notamment sous l’impulsion de pape Grégoire VII (1073-1085) lequel eut bien des difficultés avec l’empereur Henri IV, mais parvint à obtenir du roi de France qu’il renonçât aux pratiques simoniaques, c’est-à-dire au commerce des charges ecclésiastiques. Sous Louis VI, tout n’était pas encore réglé, car les évêques ayant alors en partie un pouvoir temporel (comme les seigneurs), le roi voulait exercer un droit de regard sur les nominations. L’on était en train de parvenir à un équilibre entre le pape et le roi qui se partageraient les nominations.

L’Église de France était désormais plus fortement rattachée à la Papauté. Les monastères accomplissaient assidûment les réformes disciplinaires et morales, à l’exemple des abbayes clunisiennes et cisterciennes. Les seigneurs, grands et petits, même les plus turbulents, multipliaient les fondations charitables. Le renouveau religieux et moral se remarquait partout.

Louis VI rendit son âme à Dieu le 8 août 1137,à cinquante six ans. Il avait jusqu’au bout exercé une activité surhumaine. Le résultat était là : la dynastie était affermie, le royaume était en paix, la sûreté régnait dans tout le domaine . Citons Suger : «  Le prince Louis ayant dans sa jeunesse mérité l’amitié de l’Église en la défendant généreusement, soutenu la cause des pauvres et des orphelins, dompté les tyrans par sa vaillance, se trouvait ainsi, avec le consentement de Dieu, amené au faîte du royaume suivant le vœu des prud’hommes et pour le plus grand malheur des méchants dont les machinations l’en auraient exclu si la chose avait été possible »

On ne saurait mieux définir la fonction royale. Ses dernières paroles furent pour rappeler à son fils que les rois sont faits pour le royaume et que ce n’est pas le royaume qui est fait pour eux : « Souvenez-vous mon fils et ayez toujours devant les yeux que l’autorité royale n’est qu’une charge publique, dont vous rendrez un compte très exact après votre mort.»

Louis et Aliénor

Le fils à qui s’adressaient ces paroles s’appelait lui aussi Louis. Son frère aîné, Philippe, né en 1 116, avait été associé au trône, mais il mourut à quinze ans en 1 131. Louis, né en 1 120, fut à son tour associé au trône à l’âge de onze ans et aussitôt sacré à Reims sous le nom de Louis VII le Jeune

Ce fut en pleine lune de miel que le jeune Louis apprit la mort de son père. En effet, un mois auparavant, Guillaume X, duc d’Aquitaine, était mort en confiant sa fille, la belle Aliénor, son unique héritière, au roi de France. Aussitôt avait été conclu le mariage de la jeune duchesse avec le jeune roi Louis. Un chef-d’œuvre de grande politique diplomatique, qui allait faire entrer en dot dans le domaine royal l’Aquitaine, c’est-à-dire le Poitou, le Limousin, une grande partie de l’Auvergne, le Périgord, le Bordelais et la Gascogne (en somme dix-neuf de nos départements actuels !)

Et, avec cela, c’était un brillant mariage, car Aliénor héritait de la plus opulente des maisons ducales vassales du roi de France. C’était la deuxième fois qu’un Capétien prenait femme dans cette famille : le premier avait été Hugues Capet épousant Adélaïde, sœur du duc Guillaume IV qui épatait déjà l’Europe entière. Aux générations suivantes on trouva Guillaume V, un grand lettré, que l’empereur et tous les rois traitaient d’égal à égal. Puis surtout, Guillaume IX, le premier troubadour, un personnage romanesque hors série rarement en règle avec l’Église, qui ne fit qu’une apparition furtive à la Croisade avant de découvrir l’amour courtois et de le chanter. En somme, une lignée qui comptait autant d’hommes pieux et généreux que de joyeux gaillards enivrés de culture et de plaisir… Des gens qui entendaient respirer la vie à pleins poumons, sans trop de contraintes, même religieuses…

La superbe Aliénor héritait de tout cela. Louis VII venait tout juste de la rencontrer. Ils s’étaient mariés à Bordeaux le 25 juillet 1 137. Sur le chemin du retour, séjournant à Poitiers il reçurent la nouvelle de la mort  du roi, le 8 août. Les voici roi et reine : il avait dix-sept ans, elle en avait quinze. Follement épris l’un de l’autre, ils n’avaient peur de rien…

Michel FROMENTOUX

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