Le suicide assisté, stade suprême de l’État-providence

Le suicide assisté, stade suprême de l’État-providence


“Mettre la puissance publique au service des libertés individuelles, y compris celle de se tuer : l’État-nounou et son corollaire le capitalisme marchand ont atteint le stade ultime de leur évolution”

De Thibaud Collin, philosophe et enseignant, dans Valeurs Actuelles :

Nous y sommes. Depuis des décennies, les militants de la mal nommée euthanasie cherchaient à légaliser la possibilité de tuer son prochain non par haine, mais par “compassion”. Ils n’ont jamais été aussi près d’atteindre leur but, grâce au président Macron et au Comité consultatif national d’éthique (CCNE), lequel estime, après moult considérations sophistiques, que le droit à la vie peut légitimement être contrebalancé par le droit au respect de la vie privée, incluant le droit d’être assisté par un tiers pour se donner la mort.

​Le suicide est un acte personnel pratiqué depuis toujours pour diverses raisons. Il ne s’agit pas ici d’abroger une loi interdisant le suicide ; il s’agit de créer un droit opposable au suicide. La question se concentre sur l’épithète “assisté”. On connaît le délit de non-assistance à personne en danger, envers du devoir d’assistance, où le terme assistance signifie “donner protection, secours, soin”. Ici, assistance ne désigne pas soin puisqu’il s’agit de priver quelqu’un de sa vie, condition de possibilité de tout soin. Cet acte met fin à tout soin, en l’occurrence l’accompagnement de la personne jusqu’à sa mort naturelle. Il est bien évident que quelqu’un assailli par la souffrance peut considérer la mort comme le moyen d’en être libéré. Cela fonde-t-il un devoir de la société de le tuer ou de lui préparer les moyens concrets de perpétrer son propre meurtre ?

​Le terme assistance a également un deuxième sens : “seconder quelqu’un dans sa tâche”. Dans ce cas, la légalisation du suicide assisté impliquerait que la liberté individuelle soit reconnue comme la mesure de ce que la société reconnaît comme juste. N’est-ce pas précisément la logique de l’État-providence qui met la puissance de la collectivité au service de la garantie effective des droits de l’individu ? Pourquoi ne pas prendre en charge la mort de l’individu dans la mesure où celui-ci en fait la demande ? Une mort propre, douce et remboursée par la Sécurité sociale.

L’État-providence est le complément de la société capitaliste. C’est en effet pour pallier les effets de la destruction des anciennes solidarités causée par l’individualisme libéral que peu à peu s’est installé un État attentif aux vulnérabilités des plus fragiles. L’État-providence n’est que le déploiement contemporain de l’État-Léviathan moderne, la santé et l’assistance sociale étant considérées comme des biens primaires à la suite de la sécurité. Mais tout cela a un coût. La médicalisation de la fin de la vie ne peut perdurer que si les frais de santé sont rationalisés. En régime capitaliste où tout est potentiellement vu comme une marchandise à échanger, le rapport coût/ bénéfice devient un critère essentiel des politiques publiques. À quoi bon laisser quelqu’un mourir de sa belle mort si l’on peut faire des économies en abrégeant sa vie ? N’est-ce pas un devoir de solidarité de lui faire sentir qu’il a à penser aux autres et que son intérêt bien compris n’est de vivre que dans de bonnes conditions ? Et c’est ainsi que le soi-disant “droit de mourir dans la dignité” devient une légitimation imparable d’un choix de société principalement comptable dont les pauvres seront les premières victimes. Jacques Attali disait en 1981, dans l’Avenir de la vie de Michel Salomon (Seghers, pages 274-275), que « l’euthanasie sera un des instruments essentiels de nos sociétés futures ». Que ce fût dans une optique socialiste pour laquelle « la liberté fondamentale, c’est le suicide », ou dans une optique capitaliste selon laquelle « des machines à tuer […] permettront d’éliminer la vie lorsqu’elle sera trop insupportable ou économiquement trop coûteuse »,l’euthanasie était déjà pour lui « une des règles de la société future ». Bref, sous la rhétorique des “droits de l’homme”, l’implacable engrenage du calcul marchand. En déclarant dernièrement que, sur la fin de vie, « il faut bouger », Macron réalise la prophétie de son ancien mentor. Pour cela, la méthode est bien rodée : manipuler la sémantique, jouer sur les émotions, donner l’impression de fixer un cadre très rigide à la nouvelle transgression et, surtout, présenter ladite adaptation comme un progrès des libertés individuelles.

Qui ne voit qu’une assistance dont l’objet serait la mort d’autrui subvertirait la solidarité première et fondamentale des hommes qui est de partager une vie reçue et d’en prendre soin mutuellement ? Qui ne voit qu’une telle loi serait immédiatement l’objet d’attaques pour en assouplir les conditions (l’effet cliquet) ? Au nom de quoi interdire l’assistance au suicide à quelqu’un ayant des raisons personnelles de réclamer la mort ? Que devront, par exemple, faire les pompiers face à une personne ayant fait une tentative de suicide ? La ranimer ou lui donner la piqûre fatale ? ou bien la ranimer et ensuite l’aider à se suicider “proprement” ? Quand le pacte social n’est plus fondé sur le respect inconditionnel de la vie humaine innocente, il ne peut plus résister à la puissance de la rationalité économique animant l’État-providence et le régime capitaliste. Notre société est donc devant un choix de civilisation.

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