Louis Salleron, Artisan du bien commun

Louis Salleron, Artisan du bien commun

Louis Salleron, militant Action Française

Louis Salleron. Artisan du bien commun

Soeur Ambroise-Dominique Salleron

dominicaine enseignante à Fanjeaux 

 

On peut vraiment dire que Jeanne d’Arc a porté à son point de perfection absolue, la notion de citoyenneté dans l’Église. Moyennant quoi, elle fut brûlée comme schismatique, hérétique et relapse. Moyennant quoi, peu après, elle fut réhabilitée. Moyennant quoi, beaucoup plus tard, elle fut canonisée. Nous ne risquons rien à la prendre pour modèle” Louis Salleron (p. 33). 

 

Certaines biographies sonnent à leur publication, comme une volée de cloches au printemps en pleine campagne, il semble que rien ne puisse venir troubler la douce quiétude dans laquelle l’on se trouve, jusqu’à l’instant où celles-ci résonnent et où nous exultons au merveilleux qu’elles produisent. C’est cet effet que nous ressentîmes quand nous sûmes que la soeurAmbroise-Dominique Salleron venait de commettre un livre consacré à Louis Salleron nommé Louis Salleron. Artisan du bien commun (paru cette année aux éditions Via Romana).  Nous ne pouvions douter un seul instant de la qualité de ce travail, puisque nous avions déjà été particulièrement enchanté à la lecture de son précédent livre Dom Aubourg, un moine au cœur du monde. Ces deux livres, comparables, tant par les sujets traités, que par la méthodologie employée, nous ont séduit, à la fois par leur qualité littéraire (le style est agréable et sans lourdeur, tout en étant académique), que par leur qualité historique. En effet, la principale force de ces deux biographies est qu’elles ne sont nullement paresseuses, c’est-à-dire qu’elles ne tombent pas dans les deux écueils classiques du genre ; à savoir que les sources consultées, tout en étant nombreuses et particulièrement bien choisies, ne noient pas les lignes générales de la pensée et de la vie du sujetdans le particularisme et dans l’anecdotique. A contrario, l’auteur ne se détache jamais de ses sources pour peindre à grands traits une vie non incarnée, dans des matériaux vite oubliés. La vie et la pensée de Louis Salleron sont induites des sources, autrement dit, ni enfermées dans celles-ci, ni détachées d’elles.

Nous le disons : heureux ceux qui exhument des ténèbres de l’oubli de telles figures salvatrices, pour notre temps perdu et déboussolé ! Mais, revenons-en à Louis Salleron. Peu connaissent encore son nom… et pourtant ! Il fut partout en son temps et nombreux, furent ses combats pour le bien commun au cours de sa longue vie (1905 – quelle date ! 1992). Lisons avec attention le résumé de ce livre : 

 

Penseur majeur du corporatisme et du syndicalisme, de l’économie politique et du catholicisme au XXe siècle, Louis Salleron (1905-1992) a voué sa vie au service du bien commun.

  Après l’avoir fréquenté durant son enfance, sa petite-fille a lu, outre sa correspondance, ses ouvrages et articles, publiés notamment dans » Fédération », qu’il dirige, « Itinéraires » qu’il fonde avec Jean Madiran, « Carrefour » dont il est la cheville ouvrière ou encore ceux de « La Pensée catholique » ou du quotidien « l’Aurore ». Elle offre ici, une étude minutieuse de l’œuvre immense de son grand-père, injustement plongée au purgatoire des grands intellectuels.

  Que Louis Salleron ait traité d’agriculture et de corporation, dès sa thèse de doctorat, qu’il se soit penché sur l’équilibre des rapports sociaux entre patrons et salariés ou ouvriers, au sein de l’entreprise, qu’il ait dispensé des cours d’économie politique à l’Institut catholique de Paris, inspirés par la Doctrine sociale de l’Église, ou qu’il se soit intéressé au sort de la France et de l’Europe, jamais il ne se départit d’un sens aigu du réel, étranger aux idéologies totalitaires ou pseudo progressistes, fossoyeuses de tout ordre naturel et surnaturel. Témoin des bouleversements liturgiques et pastoraux de l’après-Concile, il entreprend une résistance tout à la fois patiente et résolue, tant contre les hérésies que contre l’esprit de chapelle au sein du catholicisme.

  Père de douze enfants dont trois prêtres, Louis Salleron a le privilège d’avoir une épouse d’élite à ses côtés, toute d’intelligence, de bon sens et de discrétion. Aimant la vie, convive aux traits d’esprit réputés, il s’entoure de relations ou d’amis d’envergure, avec lesquels il correspond. Parmi eux : Georges Bernanos, Mgr Jean Rupp, Dom Gaston Aubourg, Gustave Thibon, Marcel De Corte, le général Weygand, le colonel Rémy, le révérend père Bruckberger, Mgr Marcel Lefebvre, Henri Rambaud ou l’amiral Paul Auphan. L’on découvre à travers sa vie, un cœur de poète, pétri d’humour et d’humanité, en particulier lorsqu’il fustige l’acharnement des clercs ou des profanes à détruire notre civilisation.”

 

Ne pouvant, dans le cadre de cette recension, analyser l’entièreté de cet ouvrage, nous voudrions vous en livrer quelques points qui, nous l’espérons, vous donneront envie de vous procurer ce livre. 

Le second chapitre de ce livre est titré : Louis Salleron, l’Action française et Charles MaurrasSoeur Ambroise-Dominique nous rappelle que s’il baigna très tôt, à Stanislas, dans un milieu où l’Action française était à l’honneur, il ne fréquenta réellement la pensée du maître de Martigues,qu’encouragé par dom Aubourg et Solesmes – beaucoup de catholiques vinrent ainsi à s’intéresser à l’Action française grâce au dynamisme de cette abbaye. Pour dom Aubourg, si la pensée de Maurras possède des lacunes – c’est-à-dire qu’elle ne possède pas de métaphysique -, elle est, dans son domaine propre qu’est celui des affaires de la cité, un puissant antidote contre le poison moderne. En tant que catholique, il faut prendre le meilleur de Maurras et ajouter ce qui manque ! C’est fort de ce constat que Louis Salleron commença sa pérégrination, en compagnie de notre mouvement politique, pérégrination qui connut bien des turbulences ! A l’instar de bien des catholiques, Louis Salleron fut touché de plein fouet par la crise morale qui s’imposa à lui lors de la condamnation de l’Action française en 1926. Que faire alors ? Après avoir demandé conseil, sa réaction apparaît sous la forme d’une magnifique lettre de fidélité à Charles Maurras, faite au nom des étudiants d’Action française, de l’institut catholique de Paris. Nous ne résistons pas au plaisir de vous en livrer les dernières lignes : “Le régime républicain vient de donner une preuve nouvelle – s’il en était besoin – de sa nocivité en divisant encore un peu plus les Français. La paix religieuse ne sera rétablie que par la restauration de notre monarchie traditionnelle, protectrice des justes libertés. Plus que jamais nous sommes à vos côtés, pour mener rapidement à bien, cette œuvre de salut public” (p. 41). Louis Salleron fut alors libre de défendre les positions de l’Action française et de combattre à ses côtés sur bien des sujets ; à ce propos, les lignes écrites sur le politique d’abord ou sur le romantisme sont particulièrement justes. Finissons par ces quelques phrases, qu’il écrivit en 1961, à propos de Maurras, à Gustave Thibon : “Il est le héros.le citoyen. Ce que j’admire peut-être le plus dans toute son oeuvre, c’est sa lettre à Schrameck,, là, vraiment, il égale, dépasse Démosthène ; cest un Grec, un Romain, un Maure perdu dans le XXe siècle” (p. 48). 

Le quatrième chapitre fera probablement grincer quelques dents : Louis Salleron et la pensée de Jacques Maritain. Pourquoi ? Que la pensée maurrassienne ne soit plus audible,au sein de notre société est une évidence, mais il est tout aussi évident que la plupart des personnes qui osent encore se prétendre d’Action française, le font en se cachant derrière quelques figures, plus acceptables en société, que celle du maître de Martigues, à savoir la figure de Boutang ou encore celle de Maritain. Louis Salleron ne cessera jamais de vouloir corriger les erreurs de Jacques Maritain et les lignes qu’il écrivit, méritent d’être méditées. La condamnation de 1926 provoqua un revirement chez Maritain, il quitte la philosophie du réel et de l’ordre, les plans se brouillent, s’obscurcissent et le mènent au personnalisme. Sa pensée mène au désordre, à l’an-archie ! S’il reste chrétien, il quitte, pour Louis Salleron, le camp du thomisme. Pourquoi ce revirement ? “le malheur de Maritain est de s’être laissé entourer par la petite tourbe démocratico-chrétienne” (p.70). Louis Salleron analysera l’évolution de Maritain et en cherchera les causes, mais sa recherche sera toujours honnête et rendra hommage à ce qui doit l’être chez lui, tout en combattant ce qui doit être combattu. A ce propos, il n’est pas inintéressant de souligner le parallèle qui fut fait entre le marxisme et la pensée de Maritain : “Entre le marxisme et la position politico-sociale de M. Maritain, il y a deux différences théoriques : une différence de doctrine – M. Maritain croit à la liberté, que nie Marx ; et une différence de but – M. Maritain poursuit l’humanisme intégral,tandis que les marxistes se contentent de l’humanisme simple. Mais il y a une ressemblance capitale : c’est que M. Maritain est d’accord avec les marxistes sur l’interprétation de l’histoire contemporaine et sur le sens de sa transformation” (p.73). 

Le cinquième chapitre – Thèse d’Etat, l’agriculture – mériterait que nous nous y attardions longuement. La question du corporatisme, défendue par l’Action française, y est traitée dans les meilleurs termes. Pour lui, le salut de l’agriculture française passera par la voie corporatiste – et quand nous voyons l’état actuel de notre agriculture nous ne pouvons que constater l’inefficacité de l’option choisie – et il expose ses raisons. “Les libéraux croient qu’on peut sauver l’Etat par la liberté. Les socialistes croient qu’on peut sauver la liberté par l’Etat. Nous pensons, nous, qu’il faut sauver ensemble, la liberté et l’Etat, par une organisation nouvelle qui rejette définitivement le vieil individualisme révolutionnaire et qui tienne compte à la fois, des fins supérieures de la personne humaine et des réalités collectives de l’économie” (p. 94). Dans le domaine agricole, la corporation est un sain rempart contre l’individualisme d’une part et le syndicalisme marxiste d’autre part.

 

Nous pourrions poursuivre ainsi pour chaque chapitre – les catholiques trouveront de magnifiques passages sur son engagement au sein de la vie ecclésiale où il côtoya de grands noms à l’instar d’un Jean Madiran -, la richesse de cet ouvrage étant vertigineuse et ce, d’autant plus, pour notre vieux mouvement d’Action française, dont bien des vues sont représentées ici. L’histoire de Louis Salleron, c’est également un bout d’histoire de notre mouvement ! Honorons de telles figures tutélaires et sachons les suivre dans leurs jugements afin que, nous aussi, nous sachions être des artisans du bien commun ! 

Guillaume Staub

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Les vices de la pensée (I)

Les vices de la pensée (I)

Être d’Action Française, c’est œuvrer à la restauration nationale, c’est-à-dire au redressement d’une nation – cadre nécessaire pour qu’une parcelle d’humanité puisse bâtir le bien commun.                                      

Ce grand mouvement nécessite que nous pensions clair et que nous marchions droit selon l’adage qui est le nôtre. Or, rien n’est plus difficile que de penser clair quand les esprits partent à vau-l’eau et ne parviennent pas à se rattacher au roc de la pensée classique occidentale.

Aussi, avant même de s’instruire, de se cultiver ou de se forger ce que l’on peut nommer une bonne culture politique, il convient d’écarter certains vices de la pensée qui nous ôtent toute possibilité de saisir le réel – car il ne s’agit jamais que d’essayer de s’ancrer dans ce réel. Pour illustrer notre propos, nous nous arrêterons sur deux exemples, deux a priori de la pensée, deux vices de celle-ci.

Le premier vice se divise en deux maladies : la pensée légale et la pensée complotiste.

Les rouages des différents événements que nous subissons sont toujours difficilement perceptibles, dissiper les ténèbres des actes humains n’est pas chose aisée et c’est pourquoi l’esprit peut tomber dans quelques facilités. Deux écueils se présentent souvent à nous, soit considérer que les mouvements sociaux sont systématiquement issus d’une pensée créatrice humaine se réalisant secrètement, soit penser que toute mécanique humaine est nécessairement exposée en pleine lumière.

La personne atteinte du vice de la pensée légale ne pourra jamais imaginer que des gouvernements ne puissent vouloir autre chose que le bien du peuple, que des dirigeants puissent mentir et être à la solde de forces plus discrètes. Quant à la pensée complotiste, elle ne pourra envisager sans réticence que certains actes ne sont posés que par bêtise, incompétence et ce de bonne foi !

L’un pensera que le complot – chose horrible – ne peut exister et n’est que la création d’esprits malades et l’autre ne pourra envisager les choses que sous le prisme d’un complot qui n’est plus qu’une grille de lecture appliquée a priori.

Ces deux écueils résultent tous deux d’un complot-centrisme déviant ; le complot est un élément d’une banalité sans nom et ne doit être en aucun cas absolutisé. Quand vous préparez une surprise pour un anniversaire, vous complotez. Quand vous cherchez avec d’autres personnes à nuire à quelqu’un, vous complotez. Le complot est un élément commun de l’action humaine et une arme utilisée couramment pour atteindre un but donné et cela aux différents échelons de nos sociétés. Est-ce que de grandes multinationales complotent contre les peuples pour faire des profits ? Certainement, rien de plus commun et de plus habituel – et ce hors de toute considération morale. Aussi, l’accusation de complotisme, maniée avec hargne en ces temps perdus, ne peut que nous faire sourire tant elle ignore une réalité perceptible immédiatement par tous : le complot est un mode habituel d’action.

Néanmoins, cela ne signifie nullement que tout est complot et que tous les complots s’unissent pour ne former qu’une seule conspiration mondiale – et nous ne disons aucunement que ce n’est pas hic et nunc le cas. Il ne s’agit pas ici de nier les grands complots, mais de rappeler que la mise en pleine lumière d’un complot doit être induite d’une démarche partant des faits.

L’accusation de complot doit être le résultat d’une induction et non une grille de lecture faite a priori de la recherche ; autrement nous ne sommes pas dans une recherche du réel, mais dans un système idéologique qui noiera les saines intuitions dans un flot d’erreurs.

Si le milieu nationaliste semble assez préservé de la pensée légale, il peut être tenté par la facilité qu’est la pensée complotiste, c’est-à-dire le fait d’avoir une grille de lecture toute faite des événements – qui se fonde sur de vrais éléments, mais qui, étant un système, empêche la parfaite adéquation de l’esprit avec la réalité. Or, rappelons avec notre maître saint Thomas d’Aquin que la vérité est l’adéquation de la pensée et des choses (« veritas est adæquatio intellectus et rei »).

Notre force étant d’avoir raison, il est nécessaire que nous nous fondions sur la vérité qui n’est jamais rien d’autre que la saisie des réalités par notre intelligence. Ne soyons jamais idéologues, soyons réalistes et alors, ayant raison, nous pourrons avoir la force de triompher.

Guillaume Staub

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Il y a 20 ans disparaissant Gustave Thibon

Il y a 20 ans disparaissant Gustave Thibon

Gustave Thibon a rendu son âme à Dieu le 19 janvier 2001. Il n’aura dépassé l’orée du siècle nouveau et du millénaire nouveau que le temps d’y jeter, telle une bouteille à la mer, le message qu’il nous appartient de recueillir, nous, ses amis, à savoir que, dans tous les bouleversements de notre vilain temps, quand tout nous semble obscur, quand l’éclipse semble atteindre même les vérités divines, ce n’est pas la lumière qui nous  abandonne, mais c’est « notre regard qui manque à la lumière ».

Fils de la terre ardéchoise âpre et ardente, où l’appel des cimes vers l’infini nourrit les cœurs terriens et réalistes, Thibon a semé toute sa vie une sagesse de nature à aider ses lecteurs et ses auditeurs à retrouver le mystère caché derrière les choses, derrière les mots, à l’aune duquel se trouvent relativisés nos agitations, nos matérialismes, nos illusions…

Qui ne se souvient de son pas balancé, de sa stature solide, de son savoureux accent chantant, de ses observations paysannes, de ses intarissables citations de Mistral, de Hugo, de Maurras, de Nietzche…? Son langage clair et imagé élevait l’esprit des foules, que ce fût dans son Vivarais, à Paris ou à l’étranger, aux Associations familiales catholiques, aux congrès de l’Office à Lausanne, aux réunions royalistes des Baux de Provence, à l’Institut d’Action française, ou encore, lors de ses passages trop rares sur le petit écran.

Sous le brûlant soleil du Bas-Vivarais, des bords du Rhône ombragés de saules et de peupliers où rôtissaient vignes et oliviers, au plateau entaillé de gorges et de recoins mystérieux, puis aux landes peuplées de buis rabougris et trouées de grottes, Gustave Thibon, né le 9 septembre 1 903 à Saint-Marcel-d’Ardèche, non loin de Bourg-Saint-Andéol, presque aux portes de la Provence, passa toute sa vie sur son sol natal, dans son mas de Libian.

Il m’apparut toujours comme l’incarnation de l’âme vivaroise pétrie de terre ardente et de besoin d’infini. Contemplant au soleil couchant par-dessus les feuillages scintillants, l’horizon majestueux qui s’étend de l’autre côté du Rhône, du Vercors au comtat Venaissin et que domine le cône du Ventoux, il connut ici ses premières émotions esthétiques : « Je percevais en cette vision le reflet d’un monde dont l’homme ne peut saisir que par éclairs la pureté mystérieuse et je sentais s’agiter au fond de mon âme ce levain de nostalgie, cet appel amer et doux vers l’impossible que laisse après soi le contact avec la beauté trop parfaite. » 

Cette existence entre terre et ciel se déroula jusqu’à vingt ans dans la ferme paternelle . Puis Gustave eut soif d’aventure, quitta le nid, essaya ses ailes …et revint puiser sur son sol ancestral les leçons d’ordre et d’équilibre compensant son tempérament un peu anarchique. Il fut alors pris d’une irrépressible frénésie de savoir : il apprit tout seul le latin, le grec, l’allemand, le provençal, les mathématiques, la biologie, la médecine, il dévora les ouvrages des philosophes et des poètes.

Thibon au rassemblement  royaliste des Baux en 1986

Restauration intérieure

Léon Bloy et Jacques Maritain le remirent sur le chemin de la foi de son enfance. Il rencontra Gabriel Marcel, Marie Noël, Charles du Bos, Charles Maurras… Il se prit d’admiration pour Frédéric Mistral, Victor Hugo, mais aussi pour Hegel, Klages, Nietzsche, ces antithèses de la mesure grecque et de l’équilibre latin. Il s’enthousiasma pour saint Jean de la Croix, «  le plus extrémiste de tous les saints ».

Ses premiers livres ayant paru sous le régime du maréchal Pétain (Diagnostics en 1 940, Destin de l’homme en 1 941, L’échelle de Jacob en 1 942, Retour au réel en 1 943…) certains lecteurs superficiels ont voulu faire de Thibon le philosophe du simple retour à la terre. C’est oublier qu’il appelait essentiellement les Français abasourdis par la défaite à une restauration intérieure, à une remise en valeur du sens des responsabilités dont le paysan, échappant à la sécurité facile autant qu’à l’esprit d’aventure, était le meilleur exemple. « Ce besoin de restauration intérieure dans la France occupée était tout le contraire d’une esquive. Si l’individu le plus fort peut être tué du dehors, une nation ne peut mourir que de faiblesse. Il s’agissait donc impérieusement, impérativement, de revivifier la nôtre. »

Ne nous méprenons pas sur sa façon d’évoquer la vie des paysans du temps de son enfance : « Bornés en surface, les paysans n’avaient d’autre ressource que de s’enfoncer dans l’épaisseur : la profondeur était la dimension naturelle de leur vie ». Avec cela, ils étaient au large dans le temps, œuvrant pour continuer les ancêtres et pour préparer leur descendance. Certes, cette vie présentait certains côtés étouffants, mais les vertus sociales, dont la religion constituait la trame, avaient le mérite « d’assurer à l’intérieur de la masse humaine, qui n’est composée ni de héros ni de saints, une certaine continuité de mœurs ».

Au-delà du passé

Cela dit, Thibon n’était pas l’homme des exhumations. Pour lui, le passé n’avait d’intérêt que dans le mesure où sa durée reflétait la marque de l’éternité. Assistant en moins d’un siècle à plus de bouleversements que le monde n’en avait connu durant trois millénaires, il ne succombait ni au mythe du progrès (« l’accélération continue est le propre des chutes plus que des ascensions »,  « être « dans le vent » est le rêve de la feuille morte) ni à celui du repliement sur soi, mais il tremblait pour l’avenir plus qu’il ne pleurait sur le passé, en voyant le monde s’écarter des lois intangibles de la création. « Le monde n’était pourtant pas resté figé au cours de ces trois mille ans et cela donne à penser que cet invariant qui avait subsisté à travers la fuite des siècles répondait vraiment à quelque nécessité éternelle. » Tel était le souci primordial de Thibon : par-delà le temps, retrouver, plus que le passé, l’éternel : « tout ce qui n’est pas de l’éternité retrouvée est du temps perdu. »

Il s’agissait donc de restaurer, non pas le passé en tant que tel, mais l’acquis de l’expérience humaine, à commencer par la relation organique entre les générations, entre l’homme et Dieu. Contre l’idéal des « Lumières » de la Révolution posant un individu émancipé et abstrait qui « erre à la surface de lui-même », le philosophe de Ce que Dieu a uni (1 945), La crise moderne de l’amour (1 953), Notre regard qui manque à la lumière (1 955) voulait rendre à l’homme ses attaches et ses limites, gardiennes de la force et de l’unité des individus comme des sociétés. «  Nous vivons à l’intérieur de nos limites comme le sang dans l’artère ; la paroi de l’artère n’est pas une prison pour le sang, et ce n’est pas « délivrer »  le sang que d’ouvrir l’artère. »

Ce souci qu’avait Thibon de  sauver l’harmonie dans l’homme et entre les hommes ne pouvait que le conduire à rejoindre Maurras et sa conception de la monarchie comme la forme de gouvernement la plus naturelle, la plus « incarnée » (le roi est un être de chair), la plus capable d’allier l’unité et la diversité dans une synthèse supérieure.

Quête existentielle

Dans les années 1 941-1 942, se situe la rencontre du philosophe ardéchois avec Simone Weil, la jeune agrégée de philosophie (qu’il ne faut pas confondre avec l’abominable avorteuse dont le nom s’écrit avec un simple V.) La Juive d’extrême-gauche, mais à la foi débordante, désirait travailler aux champs comme fille de ferme et demeura à Saint-Marcel-d’Ardèche quelques mois, avant de s’embarquer pour New-York, puis pour Londres où elle allait mourir en 1 943. Elle fit progresser Thibon dans sa quête existentielle ; ils causèrent chaque soir interminablement ; ils échangèrent des livres, notamment de Platon et de saint Jean de la Croix. Thibon passa d’un christianisme docile à l’invasion des ténèbres. C’est ce doute en Dieu et non de Dieu qu’il conçut dès lors comme une expérience spirituelle, une épreuve que Dieu réserve à quelques-uns qui dépassent le doute par la foi.

L’« agonie » de Dieu

Par plusieurs de ses ouvrages, ce chercheur d’absolu s’affirma comme l’un des plus grands penseurs spirituels du XXe siècle : Vous serez comme des dieux (1 959), L’ignorance étoilée (1 974), Le voile et le masque (1 985), L’illusion féconde (1 995). Il était comme crucifié par le grand drame du monde moderne : « En désirant de toutes ses forces la puissance matérielle, l’homme l’a obtenue, mais, en même temps , laissant la place à l’homme qui se fait son rival, Dieu semble s’être retiré du monde.» Et dans le noir de cette « agonie de Dieu » qui touche aujourd’hui même l’Église du Christ, Thibon se souvenait de ses conversations avec Simone Weil : « On doit tout retrouver par soi-même, douloureusement, sans être porté par le social ». Ce peut être un bien en ce sens que les certitudes trop tranquilles rendent parfois le chrétien imperméable à l’action de la grâce et au sens du mystère (le « trop défini » peut masquer « l’infini »), mais ce peut-être aussi une expérience périlleuse. Ne pouvant plus se contenter du fiat paysan, Thibon se retrouvait seul face à face avec Dieu « chaque jour de moins en moins étranger et de plus en plus inconnu », souhaitant mourir « dans la nuit » par respect de la lumière inconnue qu’il n’entrevoyait plus « que sous la forme de l’éblouissement ».

Le « Ciel sans promesse » ?

Plus préoccupé de contemplation que des conditions dogmatiques du salut, Thibon était ici à la limite de l’orthodoxie catholique, mais,  rétorquait-il, le Christ n’a-t-il pas ressenti, au moment de son agonie au Mont des Oliviers, cet effroi devant « le Ciel sans promesse ». Et Thibon de surmonter son désespoir : « Il faut bien que cet Être soit nécessaire pour qu’on éprouve le besoin d’en douter ou de Le nier. »

Plongé dans le tragique de ce temps, Gustave Thibon ne laisse pas l’image d’un maître. Il n’aurait d’ailleurs nullement apprécié qu’on lui donnât un tel titre. Mais, en tant que philosophe, que moraliste et plus encore que poète, il ne cessera d’aider les générations futures qui le connaîtront à vaincre toute forme de matérialisme, à scruter le mystère au-delà des apparences, à surmonter tout désarroi dans un monde effondré, et surtout, à placer l’espérance non point dans l’homme – que les philosophes modernes rendent fou -, mais dans les lois immuables de la Création qui, seules, nous garderont de sombrer dans le néant.

Michel FROMENTOUX,  membre du Comité Directeur de l’Action Française, journal RIVAROL du 3 février 2021. 

 

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